'

.

,

»

:

.

"1,1.0

.

Digitized by the Internet Archive

in 2010 with funding from

University of Ottawa

http://www.archive.org/details/oeuvresfeval21fv

L'AVENTURIER

SEULE EDITION DES ŒUVRES DE

PAUL FÉVAL

SOIGNEUSEMENT REVUE ET CORRIGEE

Le» Merveilles du Mont-Salnt-Michel.

Les Etape» d'une Conversion : I. La Mort d'un père.

IL Pierre Blot.

III. La Première communion.

récit de Jean.

IV. Le Coup de Orâoe, dernière étape. Jésuite» !

Pas de divorce ! lia Fée des Grèves. A la plus Belle : I.

II. L'Homme de Fer.

Château pauvre, voyage au dernier pays breton. lie dernier Chevalier. Frère Tranquille : I.

U. La Fête du Roi Salomon.

La Fille du Juif Errant. Ee Carnaval des Enfants. L<e Château de Velours. La Louve : L

IL Valentine de Rohan. Le Loup Blanc. Le Mendiant noir. Le Poisson d'Or. Le Régiment des Géants. Les Fanfarons du Ilot Le Chevalier de Kéramour : I.

IL La Bague de Chanvre. Le Chevalier Ténèbre.

Les Couteaux d'or.

Les Errants de Nuit.

Fontaines-anx-Perles.

Les Parvenus.

La Reine des Epées : I.

IL Chérie !

Les Compagnons du Silence : I.

IL Le Prince Coriolam.

Une Histoire de Revenants : I.

IL L'Homme sans bras. ïlogr-r Bontcmps : I.

IL Le Rôdeur gris. La Chasse au Roi : I.

II. La Cavalière.

Le Capitaine Simon. La Fille de l'Emigré, La Quittance de Minuit : I.

IL Les Libérateurs de l'Irlande.

L'Homme du Gaz. Corbeille d'Histoires. Chouans et Bleus. La Belle Etoile.

La Première aventure de Cprentin Qu Imper. Contes de Bretagne. Romans enfantines. Veillées «le la Famille. Rollan Pled-de-Fer. Le Mucon de Notre-Dame.

Tous droits de reproductio» et de traductioH rtearrés pour tons les pays, y compris la Suèdo, la NorTège, la Hollande, le Daaemark et lu Russie.

PAUL FÉVAL

OthM

L'AVENTURIER

SEULE EDITION REVUE ET CORRIGEE

ALBIN MICHEL, EDITEUR PARIS, 22. RUE HUYGHENS, 22. PARIS

>8

911748.

L'AVENTURIER0

RKNDEZ-VOUS

Le marquis de Pontalès et maître Protais Lehivain arrivaient sous la tour du Cadet pour attendre Robert de Blois, qui leur avait assigné ce rendez:vous. La soirée était déjà fort avancée, et le salon de verdure, déserté tour à tour par tous ceux qui pouvaient diriger la fête, restait décidément en proie aux trois Grâces Baboin-des-Rozeaux de l'Etang, qui se passaient de main en main la redoutable guitare, et faisaient boire, jusqu'à la lie, aux convives découragés, le calice de leur antique répertoire.

Pontalès et l'homme de loi causaient en suivant le sentier qui menait à la tour.

Il avait l'air sur de son affaire? demandait le vieux mar- quis.

Macrocéphale haussa ses épaules pointues et lit une grimace de dédain.

Ça ne doute de rien, vous savez! répliqua-l-il. Parce que ça sait faire sauter la coupe et pécber le roi en brouillant les car- tes, ça se croit un bomme bien habile! Ah! monsieur le marquis, sans le dévouement profond que je vous porte, je ne resterais pus une minute de plus dans toutes ces affaires-là. Ce Robert, voyez-vous, est un aventurier de bas étage, et je n'aime que les gens comme il faut. Vous, par exemple, monsieur le marquis, et le jeune M. Alain... voilà des gentilshommes! Ah! je vous parle franchement, je ne m'inquiète guère plus de ce Robert que de Penhoël lui-même! Mais quant à ce qui vous regarde, je me ferais hacher en mille pièces pour votre service!

(1) L'épisode qui précède est intitulé : DIANE ET CYPRIENNE.

6 L AVENTURIER

Le vieux marquis 1 écoutait avec son sourire bonhomme, et prenait de tout cela juste ce qu'il fallait.

Je sais que vous êtes un ami sûr, monsieur Lehivain, dit-il; vous êtes en outre un homme de beaucoup de sens, et je crois que vous avez dos idées très justes sur M. Robert de Blois. Mais nous avons encore besoin de lui jusqu'à la fin de cette affaire. Quand il sera temps, il mit la main sur l'épaule de Macrocé- phale, soyez sûr que je saurai faire la part de mes vrais amis. Il y a dans le pays bien des gens qui ne vous valent pas et qu'on regarde comme des gros bonnets, maître Lehivain. Viennent les événements que nous préparons, je vous promets, moi, que vous aurez plus d'un jaloux entre Redon et Carentoir!

Ces paroles étaient douces comme miel aux longues oreilles de Macrocéphale; il écoutait et faisait d'avance le gros dos en songeant à son importance prochaine.

Mais faut d'abord que Penhoël disparaisse, reprit le mar- quis en baissant la voix : je vous parle franc, comme vous voyez. Il ne s'agit pas de lui enlever la moitié de sa fortune... les deux tiers, les trois quarts, les quatre-vingt-dix-neuf centiè- mes! Il faut qu'il soit forcé de fuir et qu'on n'entende plus jamais parler de lui : sans cela, rien de fait!

Macrocéphale se frotta les mains.

A la bonne heure! secria-l-il; j'aime à voir comprendre les affaires de cette façon-là! ça s'appelle au moins trancher dans le vif! Eh bien! monsieur le marquis, nous marchons que diablel Il me semble que nous sommes bien près de notre but!

Ils arrivaient au bout de la route et touchaient à ces grands châtaigniers derrière lesquels Diane et Cyprienne abritaient naguère leur causerie. Pontalès sarrêta.

Plus bas! fît-il en jetant un rpgard inquiet autour de lui. C'est ici que Robert doit venir?

Ici même.

Est-on bien à l'abri des oreilles indiscrètes?

A moins de choisir le beau milieu de la lande de Renac, ou le centre des marais, je ne connais pas de meilleur endroit pour causer tranquillement d'affaires. La muraille est haute; d'un côté le taillis s'éloigne tout exprès pour nous enlever lu chance d'être écoutés. Derrière nous, la roule est découverte.

Mais devant nous? fit Ponialès en montrant du doigt le massif des châtaigniers.

Macrocéphale se prit à sourire.

C'est différent! répliqua-t-il avec l'intention évidente de faire une bonne plaisanterie; derrière ces arbre*-là. il pourrait bien se trouver quelque revenant aux écoutes.

l'aventurier ,7

Que voulez-vous dire?

Je demande pardon à monsieur le marquis de parler avec cette légèreté en sa présence. Le fait est qu'il y a un espace de quelques pieds carrés le plus vaillant gars des bourgs voisins n'oserait pas pénétrer après la nuit tombée, parce que le vieux commandant de Penhoël y revient...

C'est égal, dit Pontalès, excès de prudence ne nuit jamais, et je voudrais voir...

Ça peut se faire.

Macrocéphale, toujours complaisant, écarta de la main les branches de châtaigniers qui bouchaient l'entrée du massif et se fraya un passage.

Veuillez vous donner la peine d'entrer, monsieur le mar- quis, dit-il, puisque vous n'avez pas peur des revenants.

Il disparut derrière l'enceinte de verdure et Pontalès le suivit.

La nuit était noire. Sous les châtaigniers, le feuillage touffu rendait l'obscurité encore plus profonde. Sans cette circonstance, l'homme de loi et Pontalès auraient pu voir qu'ils étaient très pâles tous les deux et qu'ils avaient l'air assez peu rassurés.

Malgré l'ombre épaisse, on distinguait vaguement la guérite et le banc, couvert d'herbe longue.

Comme on se cacherait ici î murmura le marquis d'une voix légèrement émue.

Oh! oh! repartit Macrocéphale en tâchant de prendre un accent fanfaron : il me semble que votre voix tremble! Soyez tranquille, le vieux Penhoël est bien mort... et. du diable si les vivants ont l'idée de venir visiter son boudoir!

Une feuille sèche vint à bruire sous le pied du marquis. Maître Protais Lehivain s'interrompit pour pousser un petit cri de frayeur.

Avez-vous entendu? demanda-t-il en retenant son souffle. Pontalès avait reconnu que l'esplanade et la guérite étaient

également désertes.

Ma foi! reprit l'homme de loi, honteux de son alerte, j'ai cru... il m'a semblé... au fail, mon métier n'est pas d'être brave! Maintenant que nous avons bien et dûment inspecté les lieux, monsieur le marquis, je vole pour que nous retournions sur la voie publique.

Et n'est-il pas possible, demanda Pontalès, d'arriver ici par un autre passage que la route?

Regardez plutôt! répondit Macrocéphale : une muraille de trente pieds et des rampes à pic! Je propose de lever la séance.

Il écarta de nouveau les branches et poussa un long soupir

S L AVENTURIEZ

de bien-être quand il revit le ciel au-dessus de sa tête. C'était un esprit fort.

Pontalès visita une dernière fois tous les recoins de l'enceinte de verdure et repassa sur la route à son tour.

Lehivain. avait retrouvé sa vaillance.

A part les revenants, dit-il, il y a pourtant un homme qui aime à se cacher dans ce trou noir comme le fond de mon écritoire.

Qui ça?

Le vieux fou de ttenoit Haligan, l'ancien passeur du bac de Port-Corbeau. Mais je pense bien qu'il n'y montera plus, car il est à l'agonie... Ali I monsieur le marquis! tout de même; ce que c'est que de nous! Quand le vieux commandant venait s'asseoir là, sur son banc de gazon, il était le chef d'une famille puissante; à présent, le pauvre Protais Lehivain ne voudrait pas changer de place avec le maître de Penhoël!

Le pauvre Protais Lehivain, dit M. de Pontalès, sera bientôt en possession de ne changer son sort contre celui de personne. Mais parlons un peu du présent. Depuis que ces misérables enfants sont venues dans mon propre château de Pontalès enlever, à dix pas de moi, dans ma chambre, ces papiers, que je n'aurais pas donnés pour cent cinquante mille écus, je ne sais plus bien au juste quelles sont nos armes contre Penhoël.

Maître Lehivain cligna de l'œil.

Il nous en reste de bonnes! répliqua-t-il; chaque fois que Penhoël a vendu une pièce de terre appartenant à l'aîné, il lui a fallu faire un faux de plus. C'est pour cela que j'ai morcelé les ventes et multiplié les contrats.

Vous êtes un homme d'or!

Je connais assez passablement mon état! et, sans parler d'autre chose, il m'a fallu, dans le principe, une certaine triture, que j'oserai dire assez rare, pour constituer cet aventurier de Robert créancier de Penhoël. Il est vrai que ce coquin de Robert avait attaqué l'affaire avec un entrain admirable. C'est un. gaillard après tout. Franchement, monsieur le marquis, Penhoël chassé, vous ne serez pas encore maître du manoir.

En temps et lieu j'aurai recours à vos excellents conseils, mon bon ami, répliqua Pontalès. Je ne me donne pas, hélasl pour un diplomate bien habile! Sans vous, je serais certainement resté en chemin... Mais revenons aux titres qui sont en votre possession : vous les tenez en lieu de sûreté, j'espère?

Ma maison n'est pas si forte, ni si bien gardée peut-être que le beau château de Pontalès, répondit Macrocéphale avec

I, AVENTrBIEB O,

suffisance; néanmoins on fait de son mieux! et je vous réponds des pièces corps pour corps. Eh! eh! les petites rodent autour de chez moi comme autour de chez vous. Ce sont des diables incarnés que ces enfants-là! Elles m'ont vole bien des obligations souscrites par Penboël; sans leurs manœuvres, la chose n'aurait pas dure si longtemps. Mais ma maison est armée en guerre, maintenant, et je ne pense pas qu'elles veuillent, goûter une seconde fois du plat qu'on leur a servi pas plus tard qu'hier soir.

J'ai entendu parler d'un coup de fusil... commença Ponlalès.

Deux coups de fusil! dont l'un a porté bien près du but, car on a trouvé un cheval couché sur la lande avec une balle dans la tête.

Ce sont des moyens bien violents, maître Lehivain!

Monsieur le marquis, je crois avoir droit de prétendre à la réputation d'homme prudent. Nos landes cachent assez de bandits pour qu'un honnête propriétaire ait un peu le droit d'armer ses gens. La loi est dure, mais positive : quiconque s'avise de forcer une serrure peut s'attendre à trouver, derrière la porte, le maître de la maison prêt à défendre son bien. Si nous passons à la question d'utilité, poursuivit-il en prenant le ton d'un avocat qui plaide, je n'aurai pas de peine à établir, par des raisons impossibles à révoquer en doute, qu'entre tous les obstacles qui nous barrent le chemin, ces deux petits démon* sont à la fois les plus gênants et les plus dangereux. J'aimerais mieux avoir affaire à une demi-douzaine d'hommes! Ne vous y trompez pas : elles savent tous nos secrets aussi bien que nous- mêmes, et si le hasard leur donnait quelque jour un appui, je vous promets que nous aurions, tous tant que nous sommes, bien du fil à retordre! Je suis l'ennemi déclaré des moyens violents dans les cas ordinaires, mais, dans la circonstance présente, monsieur le marquis, soyez bien persuadé que c'est votre intérêt seul qui m'anime. Vous avez dépensé trois ans de votre vie et des sommes énormes pour arriver à un but parfaitement légal. Il se trouve que vos adversaires vous attaquent et m'attaquent, moi, votre conseil, par des moyens inqualifiables. Je ne sors pas de la légalité, mais je prends l'arme la plus extrême que la loi puisse donner à un citoyen, et je m'en sers!

Pontalès gardait le silence.

Quand je dis : Je m'en sers, reprit. Macrocéphale, j'emploie une figure, car je n'ai pas tiré le coup moi-même. Je ne connais point le maniement du fusil. Mais Robert de Blois, je dois vous en prévenir, veau* aller beaucoup plus loin que cela. Les petits

IO L AVENTURIER

démons le tourmentent nuit et jour. Elles entrent dans sa chambre fermée par le trou de la serrure! Elles s'affublent en fantômes et vont prévenir Penhoël de tout ce que nous méditons contre lui. Elles s'agitent, elles défont tout ce que nous fai- sons... et Robert est décidé à prendre l'offensive.

S'il a un expédient convenable, dit Pontalès en cherchant ses mots, un biais... vous m'entendez... quelque chose d'adroit et de sûr.

Il s'interrompit pour prêter vivement l'oreille. On entendit un bruit de pas sur la route, dans la direction de l'entrée du manoir.

Pontalès et l'homme de loi s'éloignèrent un peu de la route battue, afin de se mettre à l'écart, derrière les premières branches du taillis.

Les pas approchaient ; on put bientôt distinguer dans l'ombre deux personnes qui s'avançaient lentement.

C'est lui, dit Pontalès.

Avec une femme, répliqua l'homme de loi. Macrocéphale avança la tête en dehors de branches pour

mieux voir.

Voyez! dit-il d'un accent étonné : c'est Mme Marthe de Penhoël!

La voix de Robert était haute, gaillarde, et dénotait beau- coup de bonne humeur.

Belle dame, disait-il, Penhoël n'a pas été plus heureux ce soir que d'habitude. C'est étonnant! le sort ne se lasse pas de persécuter ce pauvre ami! Avant de mettre le feu à la pile des fagots qu'on a brûlée dans l'aire, Penhoël avait perdu sa dernière pièce de vingt francs. Vous devriez user de votre influence, belle dame, pour le guérir de cette détestable passion!

Il y a trois ans, répondit Marthe, on ne pouvait pas perdre plus d'un louis d'or dans sa soirée au jeu que jouait le maître de Penhoël.

Ah! ah! fit Robert, les choses ont donc bien changé! Au jeu que joue Penhoël, rien n'est plus aisé que de perdre inain- lenant dans sa soirée une bonne métairie ou quelques arpents de futaie.

Quel ton! murmura Pontalès. Il y a dans ce Robert du maraud et du grand seigneur!

Mais comment diable madame consent-elle à se promener avec lui, en ce lieu et à cette heure? répliqua maître Lehivain.

l'aventurier II

Marthe avait répondu Quelques mots d'une voix faible et bri- sée. Robert reprit :

Ne m'accusez pas, belle dame! Je lui ai dit vingt fois qu'il avait deux vices pitoyables. On peut aimer à jouer et à boire, mais il joue comme une dupe et boit comme un charretier!

Tout en parlant, Robert jetait ses regards à droite et à gauche; il cherchait évidemment quelque auditeur invisible.

Je ne veux point vous cacher, belle dame, poursuivit-il, que je vous ai entraînée jusqu'ici pour parler un peu d'affaires d'intérêt. Mais auparavant, permettez-moi de vous demander si l'indisposition de la chère demoiselle Blanche n'a pas eu de suites fâcheuses.

Robert put sentir le bras de madame tressaillir sous le sien.

Qu'avait-elle donc? demanda-t-il encore.

Ce qu'elle avait? demanda-t-elle d'une voix pénible et sourde; ne le savez-vous pas?

Marthe cessa de marcher, ses jambes chancelaient. Robert hésita un instant, puis il répondit d'un ton délibéré, mais peut-être au hasard :

Ma foi! belle dame, je crois bien que je m'en doute. Marthe arracha brusquement son bras qui s'appuyait naguère

à celui de M. de Blois.

Ah! fit-elle d'un ton si étrange que Robert se pencha pour examiner son visage.

Mais la nuit était trop noire pour qu'il fût possible de rien distinguer sur une physionomie.

Marthe ne disait plus rien, elle restait immobile, les bras tombants et la tête courbée. On entendait sa respiration courte et pénible.

Robert sentait vaguement qu'il y avait encore un mystère. Il avait envie d'interroger, mais, pour une confidence d'une cer- taine espèce, les oreilles qu'il supposait ouvertes sous le feuillage pouvaient bien être de trop.

Chère dame, s'écria-t-il, je suppose, d'après votre geste, que vous êtes en colère. Il n'y a vraiment pas de quoi... un de ces jours, je veux avoir avec vous un entretien au sujet de mademoiselle votre fille...

Tout de suite! interrompit madame avec vivacité.

Belle dame, vous me voyez désolé de vous refuser. Ce n'est véritablement pas le moment... et si vous le permettez, je vais vous parler du motif de notre entrevue.

-— Ah ça! grommelait Macrocéphale derrière les branches du taillis, est-ce qu'il faudrait ajouter foi, par hasard, à ce. que disent

I : 1, AVEMI'HIEK.

les Baboîn ei les Kerbichcl? Est-ce qu'il y aurait sérieusement quelque chose entxe madame et ce Robert ?

Pour pécher, répliqua Pontalès, il n'y a rien de tel que les ôaintes... Mais vous, qui avez l'oreille plus jeune que moi, maître Lehivain, entendez-vous ce qu'ils disent?

J'entends Robert. Et, Dieu me pardonne! ils parlent de tout, excepté de la vente du manoir.

Gomme s'il avait pu saisir ce reproche, le jeune M. de Rlois abordait justement à cet instant le chapitre de la vente, et, la réponse de madame étant probablement un refus, il reprenait, sans abandonner son accent de politesse aisée et légèrement railleuse :

Relie dame! je ne m'attendais pas h cela! j'avais absolu- ment compté sur vous. Je ne sais pas si vous avez remarqué un fait assez bizarre : depuis trois ans que vous me devez toute sorte de gratitude, je ne vous ai point demandé le moindre service!

N'est-ce pas assez, murmura Marthe, de m'avoir fermé la bouche alors que je voyais un abîme au-devant des pas de mon mari ?

Ceci, c'est du silence, un bon office purement négatif. Pour tout ce qui exigeait un effet quelconque, je me suis toujours adressé à d'autres que vous. Voyons! pour une fois que je mets votre obligeance à contribution, allez-vous me repousser?

Pontalès et Lehivain entendirent ce murmure faible qui annonçait la réponse de madame.

C'était encore un refus, sans doute, car Robert laissa échapper une exclamation d'impatience. Néanmoins il ne se fâcha pas encore. Il reprit le bras de madame et continua son plaidoyer en revenant lentement sur ses pas, le long de la route déjà par- courue.

Dans ce mouvement, ils s'éloignaient tous deux du marquis et de l'homme de loi, qui ne pouvaient même plus saisir le sens des paroles de Robert.

C'est un. fin matois tout de même! dit Macrocéphale. Il aura su prendre la pauvre femme dans quelque piège diabo- lique...

Oui, pensa tout haut Pontalès; c'est un homme à la façon des intrigants de comédie. Il a comme cela une douzaine de fils qu'il fait mouvoir assez artisternent. C'est un fanfaron d'astuce, un bachelier es tours de passe-passe! Les hommes de bon sens comme vous et moi, maître Lehivain, laissent aller les choses, attendent l'occasion et dament le pion souvent à ces brillants joueurs de gobelets.

l'aventurter i3

Belle dame, disait Robert en revenant une seconde fois sur ses pas, c'est un projet arrêté, vous aurez beau vous débattre, il faut que cela soit fait ce soir!

La voix de Marthe était suppliante.

C'est la dernière ressource de ma pauvre enfant! mur- murait-elle; monsieur, ayez pitié de nous!

Je le voudrais, mais c'est impossible. Une dernière fois, consentez- vous?

Vous savez bien que je ne le puis pas!

Robert s'arrêta; il touchait presque à l'arbre qui servait d'abri à Pontalès et à l'homme de loi. Ceux-ci le virent mettre la main à sa poche et en retirer un objet de petite dimension, dont l'obscurité les empêcha de connaître la nature.

C'était un portefeuille. Robert l'approcha des yeux de Marthe, qui se couvrit le visage de ses mains.

Il est pénible d'en venir à ces extrémités, madame, pour- suivit Robert en baissant la voix; mais c'est vous seule qui m'y forcez, à tout prendre! Vous savez bien ce que je puis contre vous.

Il frappa sur le maroquin du portefeuille. Marthe demeurait immobile.

Voyons! reprit Robert. Vous savez si j'ai été discret pen- dant ces trois années; ne soyez pas plus cruelle que moi envers vous-même. Si vous continuez à me refuser, malgré ma répu- gnance qui est grande, je me déciderai à faire usage de cette arme...

Marthe hésita encore un instant. La nuit cachait l'angoisse mortelle qui était sur son visage.

Je ne puis pas vous résister, monsieur, dit-elle enfin, d'une voix à peine intelligible : ce que vous ordonnerez, je le ferai.

A la bonne heure! s'écria gaiement Robert, qui remit le portefeuille dans sa poche; avec une femme d'esprit, on a tou- jours de la ressource.

Puis il ajouta, en parlant comme un acteur à la cantonnade :

Holà! n'y a-t-il personne ici? Maître Lehivain sortit de sa cachette. A sa vue Marthe recula effrayée.

J'ai l'honneur de vous présenter mon très humble respect, madame, dit Macrocéphale de son ton le plus doucereux; je n'ai rien entendu, ajouta-t-il en se penchant à l'oreille de Marthe, humiliée et tremblante; ne savez-vous pas que vous avez en moi un serviteur fi-dèle qui se ferait hacher en mille pièces pour votre service?

i/j l'aventurier

. Maître Lehivain, dit Robert, vous allez avoir la bonté de suivre madame de Penhoël au manoir, vous entrerez avec elle dans la chambre de son mari, qui, sur sa demande, vous remettra un pouvoir écrit de vendre le manoir et ses dépendances.

Il baisa la main de madame d'une façon toute galante et ajouta :

Faites vite, s'il est possible, maître Lehivain. Je vous attends.

H

PREDICTIONS

Diane et Cyprienne étaient déjà depuis quelques instants dans la loge du passeur du Port-Corbeau. A leur entrée, Benoît avait cessé de chanter; il s'était soulevé sur le coude, afin de saluer avec respect les filles de Penhoël.

Depuis lors, il restait immobile sur son grabat, les yeux fixes et tournés vers les solives enfumées qui composaient la char- pente de sa loge.

A le voir ainsi, hâve et décharné, la joue creuse, la bouche entrouverte, on aurait cru déjà qu'il n'était plus de ce monde, d'autant mieux qu'il avait placé lui-même sur sa poitrine le crucifix de bois noir qui garde contre les influences du malin esprit la couche froide des trépassés.

Une chandelle de résine, mince et fumeuse, était fichée dans la muraille à son chevet, un peu en arrière du lit; ses traits amaigris s'éclairaient à revers, et les saillies osseuses de son visage jetaient des ombres profondes.

Cyprienne était toute pâle et tremblait à. le regarder.

La lumière de la résine n'éclairait guère que le grabat et un billot de bois sur lequel reposait un peu d'eau bénite avec son goupillon. Le reste de la chambre se perdait dans une demi- obscurité d'où sortaient çà et là, quand la résine crépitante

L AVENTURIER

l5

jetait une flamme plus vive, les misérables objets qui compo- saient le mobilier du passeur.

Au dehors l'air était lourd; dans la loge on respirait à peine : l'atmosphère se chargeait de ces miasmes froids que semble exhaler l'agonie.

Diane se tenait debout auprès du lit de Benoît Haligan.

Eh bien! Benoît, disait-elle, vous ne voulez pas nous répon- dre, ce soir? nous vous avons entendu chanter tout à l'heure, pour- quoi vous taisez-vous maintenant?

Le vieillard ne répliqua point.. Sa respiration, d'ordinaire bruyante et pénible, était si faible en ce moment qu'on ne l'en- tendait plus.

Ma sœur! murmura Cyprienne effrayée; allons chercher le vicaire. Nous sommes peut-être dans la chambre d'un mort!

Aucun mouvement du vieux passeur ne protesta contre cette crainte. Il restait toujours étendu, la bouche et les yeux ouverts, les bras en croix sur sa poitrine, pareil à ces statues couchées qu'on voit sur les anciennes tombes.

Mon pauvre Benoît! reprit Diane, vous savez bien que nous vous aimons, pourquoi nous effrayer ainsi? Nous sommes venues bien tard ce soir, mais il n'y a pas de notre faute. Benoît, répondez-nous, je vous en prie.

Même silence. Cyprienne avait du froid dans les veines, et ses jambes chancelaient.

Diane s'approcha davantage du chevet de Benoît et reprit encore :

Vous aviez soif, peut-être, et vous n'avez pas pu vous lever pour boire; pauvre homme! Vous nous avez appelées. L'heure nous venons d'ordinaire s'est passée et vous avez cru que nous vous avions oublié!

Toujours le même silence. Seulement, la flamme de la résine se prit à trembler, et les déplacements de l'ombre et de la lumière mirent une espèce de vie factice sur le visage morne du vieillard.

Cyprienne, à bout de courage, eut la pensée de s'enfuir. Diane, au contraire, fit un pas de plus vers le chevet du passeur, et saisit son bras, afin de lui tâter le pouls.

Au contact des doigts de la jeune fille, Benoît eut un tressaille- ment faible. Un soupir s'exhala de ses lèvres décolorées, et ses pau- pières battirent comme si le charme qui le tenait enchaîné se fût rompu tout à coup.

Le feu de joie a bien brûlé, dit-il en fermant ses yeux avec fatigue; j'ai vu sa lueur rouge à travers la porte de ma loge. C'est un joyeux jour, jeunes filles! On danse sur l'aire et l'on danse

jfi l'aventurier

dans Je jardin de Penhoël. Le pauvre Benoît reste -eul. Il met trop de temps à mourir.

Diane prit J'écuelle était la tisane et la lui présenta. Benoit secoua la tète en signe de refus.

J'ai vu le temps, continua -t-il, Penhoël venait dire adieu à ses serviteurs mourants. Alors, tout ce qui était bon et noble, Penhoël n'oubliait jamais de le faire. Mais il y a une autre agonie que celle du corps, et je n'en veux pas au fils de mon maître.

Buvez, répéta Diane, cela vous soulagera.

Il n'y a qu'une chose au monde qui puisse me soulager, répliqua le vieillard, dont les traits flétris eurent presque un sou- rire : c"es.t d'entendre votre voix douce auprès de mon oreille, Diane de Penhoël. 11 y avait un homme que j'aimais plus qu'un père n'aime son fils unique et adoré. A mesure que j'avance vers mon dernier jour, les yeux de mon esprit voient mieux et plus loin. Il n'est pas mort. Il reviendra peut-être quand il ne sera plus temps! Mes filles, vous avez ses grands yeux de feu et vous avez son bon cœur, quand je vais être là-haut à la porte du paradis, avanl de parler pour moi-même, je prierai pour lui et pour vous.

Sa voix s'animait peu à peu, et sa tête renversée parmi les longues mèches de ses cheveux gris semblait prête à quitter l'oreiller.

Non! reprit-il, répondant aux paroles qu'il avait entendues, naguère, alors qu'il restait immobile et comme mort. Non, je ne suis pas fâché contre vous, mes filles. Je savais que vous viendriez encore aujourd'hui... mais demain...

Il s'arrêta.

Nous vous promettons de venir... voulut dire Diane.

Le passeur se souleva lentement avec effort; il parvint à se mettre sur son séant.

Approchez ici toutes deux, poursuivit-il d'une voix plus lente et toute pleine d'émotion; que je vous voie encore une fois, ma belle Diane, et. vous, ma jolie Cyprienne, douces fleurs du manoir! Oh oui! si l'aîné de Penhoël était revenu, le vieux sang aurait eu encore de beaux jours! Mais il tarde... il tarde! Je crois que Dieu ne veut pas!

Il rejeta en arrière ses grands cheveux gris. Ses yeux commen- çaient à briller au milieu de sa face pâle, sillonnée de rides pro- fondes.

Le9 deux sœurs l'écoutaient avec une attention émue.

Je vois bien des choses I poursuivit encore le vieillard. Pour- quoi faut-il que ma volonté soit stérile? Enfants, si vous ne venea

LAYEMUniER 17

plus, demain je serai seul, car tout le monde a dél;iis>é mon lit de souffrance. Dieu m'aura pris ma dernière joie sur la terre!

Mais nous viendrons, interrompit Diane. Et Cyprienne ajouta en essayant de sourire :

Ne faut-il pas bien que je vienne préparer voire tisane, bon père Benoît, moi qui suis votre médecin?

Pour ce qui est de moi, répondit le passeur, je n'ai besoin de rien, mes filles : abandonné ou non, mes heures sont comptées. La faim, la soif et la maladie ne pourront pas me tuer, puisque Dieu a marqué la manière dont je dois mourir. Je sais le nombre des jours qui me restent à vivre... C'est bien long! Cyprienne de Penhoël, vous qui vouliez aller chercher tout à l'heure le prêtre pour dire sur moi la prière des trépassés, vous vous en irez avant moi, ma fille.

Cyprienne, tremblante, baissait la tête. Elle était habituée a croire les paroles du vieillard comme autant d'oracles.

Ne dites pas cela! murmura Diane; vous savez bien que nous avons besoin de tout notre courage!

Mais Benoît Haligan semblait céder à un pouvoir irrésistible.

Et vous aussi, Diane de Penhoël! continua-<t-il. Toutes deux... toutes deux ensembles! Ne m'interrompez plus, car ce moment de force que Dieu me rend sera court, et quand je vais me taire, ce sera pour longtemps! Je suis seul, je n'ai ni fils ni fille. Je n'aime personne en ce monde, si ce n'est vous et l'absent. Depuis soixante-dix ans que dure ma vie, je suis un pauvre homme. Et pourtant j'ai amassé un petit trésor qui est enfoui au pied du grand aulne auquel j'attachais mon bac, au temps je pouvais encore passer l'eau. Ecoutez bien ceci, car nulle créature humaine n'est infaillible, et peut-être mes prophéties sont-elles les rêves d'un vieil homme qui se meurt, Dieu le veuille, enfants. Dieu le veuille!

Sous l'aulne, il y a cent pièces de six livres, enfermées dans un pot de grès. Je les ai mises une à une, et il m'a fallu bien des années de fatigue!

Alors que Penhoël était heureux et riche, je comptais donner mon argent aux prêtres, après ma mort, afin qu'il soit dit des messes pour le repos de mon âme, et aussi pour les bleus que j'ai tués sur la lande pendant la guerre.

Depuis que Penhoël est pauvre, ne m'interrompez pas, je sais ce que je dis! ses serviteurs n'ont plus le droit de penser à eux-mêmes.

Je me disais : Mon argent sera pour madame, pour l'absent, qui reviendra peut-être et qui n'aura plus de patrimoine, ou pour les filles de Jean de Penhoël.

l8 L AVENTURIER

Mettez ceci dans votre mémoire, car je ne vous en reparlerai plus. Quoi qu'il arrive, que je sois vivant ou mort, que ce soit aujourd'hui même ou dans dix ans, vous êtes mes héritières, et les cent pièces de six livres sont votre bien.

Cyprienne et Diane avaient des larmes dans les yeux.

Pauvre bon père Benoît! dirent-elles en même temps. Le vieillard souriait d un sourire amer et triste.

Ne me remerciez pas, reprit-il, à moins que vous ne vou- liez suivre mon conseil.

Quel conseil?

Aujourd'hui, à lheure même je vous parle, dites-moi adieu pour l 'éternité, et, sans prendre le temps de remonter au manoir, allez chercher l'argent qui est sous l'aulne. Quand vous l'aurez, passez l'eau et vous vous enfuirez, mes filles, aussi loin que la terre pourra porter vos pas.

Diane et Cyprienne secouèrent la tête.

Et notre père? murmurèrent-elles en même temps. Et madame? Et l'Ange?

Que peut faire un pauvre vieillard contre la volonté de Dieu! pensa laut haut Benoit Haligan.

Puis il garda quelques instants le silence, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux au ciel.

Diane, et Cyprienne se tenaient par la main. Leurs charmants visages, qu'éclairait faiblement la lumière tremblante de la résine, exprimaient une résignation mélancolique.

Toutes deux avaient une foi égale aux paroles prophétiques du passeur; toutes deux croyaient à cette annonce d'une mort violente et prochaine. Elles donnaient leurs âmes à Dieu et regardaient en face le martyre.

Au bout de quelques secondes, Benoît reprit comme en se par- lant à lui-même :

Mon Dieu! pourquoi montrez-vous l'avenir à ceux qui sont trop faibles pour prévenir le malheur ou le combattre? Depuis que cet homme mit le pied sur mon bac, par un soi" d'orage, depuis qu'un éclair me montra pour la première fois sa figure, une voix s'est élevée au fond de ma conscience. Il y a trois ans que mes rêves me le montrent, la nuit, le jour, dans la veille et dans le sommeil... et je vois toujours la même chose : malheur! rien que malheur!

Un peu de sang remonta à sa joue pâlie; ses yeux brillèrent davantage.

Oh! si j'avais encore les bras d'un homme! s'écria-t-il; mais je ne suis plus qu'un cadavre!... Il est arrivé par un déris, avec les

L AVENTURIER 19

désastres et la tempête. C'est un déris qui l'emportera, un déris et une tempêtel Mais avant ce jour-là, il prendra la vie de plus d'un et de plus d'une au manoir de Penhoël! de toutes les douces filles du manoir, il fera des Belles de nuit. Je regardais ce soir le beau soleil d'automne descendre derrière la colline, et je me disais : Demain le soleil reviendra éclairer ma cabane... seront, à cette heure, les filles de Jean de Penhoël? Cyprienne et Diane frissonnèrent.

Quoi! sitôt que cela? prononça Diane à voix basse.

Le marais est profond, murmura le passeur; et, bien que les eaux soient basses, il y a de quoi noyer deux pauvres enfants au tournant de la Femme bïanclvi!

Cyprienne mit sa tête sur le sein de Diane, qui la pressa en silence contre son cœur.

Après cela, poursuivit Benoît Haligan, l'esprit du mal sera maître au manoir. Pauvre Marthe 1 comme je la vois pleurer en appelant sa fille!

Blanche aussi! dit Diane qui n'avait point pleuré sur elle-même et qui eut une larme pour le sort de l'Ange.

Et Penhoël! s'écria le passeur en agitant les mèches mêlées de sa chevelure; et Penhoël.. Oh! qui donc va-t-il tuer!

Les yeux du vieillard devinrent sanglants et sa voix s'embar- rassa dans sa gorge.

Penhoël! reprit-il en cherchant un fantôme dans le vide; pitié I... c'est votre frère!

Ses bras retombèrent sur la couverture.

Je l'avais dit... poursuivit-il avec épuisement : son corps et son âme!

Il s'affaissa lourdement et ne parla plus.

Cyprienne et Diane restaient frappées de terreur.

Pendant quelques minutes un silence lugubre régna dans la loge; puis une étincelle sembla se rallumer dans l'oeil éteint du vieillard.

Ecoutez! dit-il d'une voix brève et basse, écoutez!

Son geste commandait le silence, comme s'il eût cherché à saisir un son faible et lointain.

Ecoutez! répéta-t-il pour la troisième fois; n'entendez- vous pas qu'on parle de vous là-haut, sous la tour du Cadet?

Les deux sœurs le regardèrent, étonnées. La distance qui séparait la loge de la tour était telle qu'il eût fallu crier bien fort pour se faire entendre de l'une à l'autre.

Ils sont là! poursuivit Benoît, les assassins lâches et avidesl Fuyezl fuyez, mes filles! Il en est ttmps encorel

20 L AVENTURIER

Et comme Cyprienne et Diane restaient immobiles, Benoit poursuivit lentement :

Ils sont là, vous dis-je! Si vous ne voulez pas fuir, allez du moins apprendre le sort qu'ils vous réservent!

Il y avait dans l'accent du passeur une conviction si profonde que Cyprienne et Diane ne songèrent plus à la distance qui les séparait de la tour. Elles s'élancèrent au dehors, comme s'il leur eût suffi de sortir pour entendre ces voix qui prononçaient leur arrêt.

Au dehors, le silence régnait. L'atmosphère pesante laissait immobile le feuillage du taillis. Les deux sœurs commencèrent à gravir le sentier à pic qui conduisait à la tour du Cadet.

Elles ne se rendaient nul compte de leur action, et leur esprit restait tout entier aux funèbres pensées que Benoît venait d'évo- quer en elles.

Mais comme elles approchaient du haut de la montée, Diane s'arrêta tout à coup et serra fortement le bras de Cyprienne.

Benoît Haligan ne les avait point trompées. Elles entendaient plusieurs voix sous la tour du Cadet, et il leur sembla saisir de loin leurs noms, répétés à diverses reprises.

III

CONCILIABULE

Cyprienne et Diane étaient à une vingtaine de pas du banc de gazon, elles s'étaient assises naguère, avant de descendre chez Benoît Haligan. Elles franchirent sans bruit et avec précau- tion la faible distance qui les séparait de la tour du Cadet, car elles ne savaient encore si les voix se faisaient entendre en deçà ou au delà de l'enceinte de verdure.

L'enceinte était vide comme elles l'avaient laissée, mais les interlocuteurs invisibles n'étaient maintenant séparés d'elles que par les basses branches des châtaigniers.

l'aventurier 21

Les deux jeunes filles écartèrent doucement les rameaux, et mirent leurs têtes entre le feuillage. Elles ne virent rien d'abord, mais le son des voix les guidait, et à force d'interroger l'obscurité, elles aperçurent 'trois ombres qui s'agitaient à quelques pas d'elles.

Elles reconnurent M. le marquis de Pontalès, Robert de Blois et Biaise, le domestique de ce dernier.

C'était Biaise qui avait prononcé à plusieurs reprises le nom des deux sœurs.

L'Endormeur n'était plus tout à fait le joyeux coquin que neus avons vu à l'auberge de Redon. Il avait attendu trois ans à l'office, tandis que son camarade Robert, dit l'Américain, se prélassait superbement au salon. Cette longue attente lui avait fait le caractère hargneux ot l'humeur acariâtre. Jl avait pris en outre les vices de l'antichambre, car on n'est pas valet en vain, même pour la montre. Biaise s'était fait insolent, méchant, important, menteur, et il était resté voleur.

Point n'est besoin de dire qu'il détestait son prétendu maître. Il détestait eu outre Pontalès, à cause de sa fortune; il détestait l'oncle Jean, que ses gros sabots et sa pauvreté n'empêchaient point de s'asseoir à la table des gentilshommes; il détestait Penhoëi, madame, la société tout entière, depuis les trois Grâces Babouin-des-Rozeaux de l'Etang, jusqu'au plus mince des trois vicomtes; il détestait les domestiques qui avaient l'impudente prétention de ne lui devoir qu'un médiocre respect; les paysans qui ne le saluaient pas assez bas, et maître Lehivain, qui l'acca- blait pourtant de politesses et de sourires.

Malgré cette misanthropie universelle, il vivait bien et ne se laissait point aller à la tristesse. C'était un gros garçon, assez rond toujours, et ses aversions envieuses ne se haussaient point jusqu'à la haine, excepté une pourtant. M. Biaise, comme il fallait l'appeler, avait cru remarquer trop souvent les jolis yeux de Diane et de Cyprienne fixés sur lui avec moquerie. Ces petites filles avaient eu le front de railler plus d'une fois sa fière impor- tance! Il les haïssait par préférence à tous et du fond de son cœur.

Malgré sa mauvaise humeur et les dispositions hostiles il s'entretenait à l'égard de son prétendu maître, Biaise faisait sa besogne en conscience. Sa besogne, bien entendu, n'était point celle d'un valet ordinaire : il avait mission d'observer, d'écouter aux portes et d'espionner, ce dont il s'acquittait à merveille.

En somme, c'était dans son intérêt qu'il travaillait, car, une fois la bataille gagnée, M. Biaise comptait bien se reposer sur ses lauriers.

22 L AVENTURIER

Il y avait déjà quelques minutes qu'il avait rejoint Robert de Blois et M. le marquis de Pontalès.

Le fruit de ses observations de la journée était sans doute plus important que d'habitude, car Biaise avait pris une physionomie grave et ce ton imposant qu'on emploie pour annoncer les grandes nouvelles.

Eh bien, ami Biaise, avait dit d'abord Robert en l'abor- dant, savons-nous quelque chose de bon?

Biaise hocha la tête avec lenteur.

Nous savons quelque chose, répondit-il, nous savons même beaucoup de choses; mais nous ne savons rien de bon!

Qu'y a-t-il donc?

Il y a que vous allez un train de tortue, monsieur Robert, et que, pendant ce temps-là, votre partie pourrait bien se gâter.

Expliquez-vous.

Ma foi! j'ai entendu aujourd'hui tant d'histoires que je ne sais par commencer. Avez-vous pensé quelquefois que ce serait une furieuse danse si les gars de Glénac et de Bains pre- naient un beau jour leurs bâtons car ils n'auraient pas même besoin de leurs fusils pour venir défendre Penhoël malgré lui, et le délivrer de notre compagnie?

Quelle idée!

Comme vous dites, c'est une idée. Je ne me vante pas de l'avoir eue tout seul.

Il vous resterait toujours le château de Pontalès, mon cher monsieur de Blois, dit le marquis; vous ne doutez pas, je l'espère, du plaisir que j'aurais à vous offrir l'hospitalité.

Robert salua. Biaise reprit :

Pontalès est un bien beau château... et si l'on y mettait la feu, les murs resteraient debout, car ils sont en bonne pierre de taille.

Le feu! balbutia le marquis; qui vous fait parler ainsi)

C'est encore une idée... une idée qui n'est pas de moi.

Est-ce qu'il y aurait quelque complot? demanda Pontalè* d'une voix altérée.

Oui, monsieur le marquis, répliqua Biaise avec ce sang- froid de comédien qui ouvre toutes grandes les oreilles du par- terre, il y a un complot; et si vous ne vous dépêchez pas, je parie- rais contre vous pour les bons gars de Glénac et de Blains!

Pontalès essaya de sourire.

Vous voulez nous effrayer, mon cher monsieur Biaise..; murmura-t-il.

Voyons! dit Robert, il ne s'agit pas de parler en énigmes'

l'aventurier 23

Je vais tâcher de me faire comprendre. Je vous ai dit bien souvent : Prenez garde aux filles de l'oncle en sabots. Vous répondiez : Ce sont des enfants. Eh bien! ces enfants-là ont soulevé contre vous une véritable armée. Si vous aviez entendu comme moi ce qui se disait tout à l'heure sur l'aire, pendant le feu de joie! Vous avez mis Penhoël bien bas, mais son nom a encore un prestige, car ces jeunes gens et vieillards parlent de mourir pour lui comme d'une chose toute simple. Ils savent vaguement ce qui se passe. Ils prononcent votre nom, monsieur le marquis, le vôtre, monsieur Robert; ils voudraient vous mettre en pièces. Pour en connaître si long, il faut qu'on les ait endoc- trinés, et qui a pu se charger de ce soin, sinon ces maudites enfants?

C'est vrai, dit Robert. Ponlalès gardait le silence.

J'ai fait de mon mieux pour m'en débarrasser, reprit Rlaise, mais on ne m'aide pas. Pour en revenir aux lourdauds de Glénac et de Rains, c'est, ma foi, une affaire sérieuse. Vous les connaissez aussi bien que moi, monsieur de Pontalès. Si une fois l'idée de nous faire un mauvais parti se fourre dans leurs grosses têtes chevelues, du diable si la justice et les gendarmes pourront nous protéger!

Rah! fit Robert, il y a longtemps qu'ils grondent.

Ce soir, ils faisaient mieux que gronder. Us ont un chef maintenant, notre ancienne connaissance, monsieur Robert, le vieux Géraud, du Mouton couronné. Et ce chef-là m'a l'air de n'être que le lieutenant d'un personnage invisible.

Qui serait?... demanda Robert.

Peut-être ces deux petits diables, les filles de l'oncle en sabots, répliqua Rlaise.

C'était à ce moment que Cyprienne et Diane se glissaient, à pas de loup, derrière les châtaigniers. Rlaise poursuivit :

Le père Géraud parle d'elles avec un respect étrange. Il a l'air d'attacher à leur aide une sorte de vertu surnaturelle... Mais peut-être y a-t-il encore un autre chef.

Qui donc? demandèrent en même temps Robert et Pon- talès?

Les deux jeunes filles étaient tout oreilles, aucune parole ne leur échappait désormais.

Us parlent à mots couverts, répondit Rlaise dont la voix baissa involontairement; on voit qu'ils font allusion à une nou- velle toute récente et incertaine encore. Mais j'ai deviné leur espérance et j'ai peur que l'absent ne soit de retour.

24 l'aventurier

Pontalès et Robert tressaillirent comme si leur corps eût éprouvé un choc matériel.

Derrière le feuillage, Cyprienne et Diane cherchaient à modérer les battement de leurs cœurs. C'étaient elles qui avaient répandu dans le pays, au hasard et comme suprême ressource, la fausse nouvelle du retour de Louis de Penhoël. El pourtant, cette nouvelle, répétée par des bouches ennemies, faisait naître en elles une vague espérance.

L'émotion qu'elles ressentaient au nom de l'aîné de Penhoël leur faisait presque oublier qu'elles-mêmes avaient inventé le mensonge de son retour.

S'il allait revenir! Voilà déjà deux fois que j'entends parler de cela! murmura Pontalès.

D'après ce qu'on dit de l'homme, ajouta Robert, il ne s'agirait plus de plaisanter. Ce serait une autre histoire que les petites filles ou que le vieux gargotier de Redon, ameutant contre nous cinq ou six douzaines de balourds! Vous l'avez connu, vous, monsieur le marquis?

Je l'ai connu, répliqua Pontalès. C'était alors un enfant. S'il n'a pas changé, que Dieu nous garde de le rencontrer jamais face à face!

Rah! s'écria Rlaise, est-il donc assez fort pour nous faire peur avec son ombre? Vous voilà tout déconcertés d'avance. C'est peut-être un faux bruit. Si l'homme en question était de retour, et qu'il fût aussi terrible que vous le dites, nous aurait-il laissés poursuivre paisiblement notre besogne? Allons, mes- sieurs, j'ai mes petits intérêts dans l'affaire. Ma voix compte au chapitre, bien que je sois votre humble valet. Vous avez trop tardé; il faut réparer d'un seul coup le temps perdu.

Nous avons devancé votre conseil, ami Rlaise, répondit Robert. Dans quelques minutes, M. de Pontalès sera propriétaire de Penhoël.

Vous avez la signature?

Nous l'attendons Rlaise se frotta les mains.

Rien joué, cette fois, s'écria-t-il : le meilleur levier ne peut pas grand'chose sans point d'appui. Une fois que Penhoël n'aura plus chez nous un pouce de terre, les paysans réfléchiront. Pour un gentilhomme à moitié ruiné, on se dévoile encore... mais pour un mendiant.

D'ailleurs Penhoël ne pourra rester au pays, ajouta Pontalès.

Avec les faux, dit Robert, nous l'enverrons au bout du monde.

l'aventurier aS

Et une foi* le maître parti, poursuivit Pontalès, tout ira sur des roulettes. Nous n'aurons plus à craindre les filles de l'oncle Jean, d'abord, et c'est un point à considérer. Ensuite, ce père Géraud, qui fait le méchant, s'est ruiné lui-même à force de prêter de l'argent à Penhoël. En achetant quelques créances, on aura bon marché de lui. Que Penhoël signe ce soir, et je réponds du reste.

Diane et Cypriennc écoutaient. Mille pensées se croisaient, confuses, dans leur esprit. En face de cette ruine prochaine et inévitable, elles avaient la volonté de lutter encore, mais elles sentaient leurs mains trop faibles et sans armes.

Que faire? L'idée leur venait de courir au manoir et de se placer au-devant du maître. Mais il n'était plus temps déjà, sans doute.

Elles restaient là, indécises et comme anéanties par le décou- ragement.

Il y a pourtant une personne au manoir, disait en ce moment Robert, qui ne partira pas... et à ce propos, monsieur de Pontalès, je désire avoir deux mots d'explication avec vous. Votre fils est fort assidu auprès de Blanche.

Biaise haussa les épaules en aparté.

Cela me déplaît, continua Robert d'un ton sec et presque impérieux.

Pontalès lui tendit la main.

Mon excellent ami, dit-il avec cordialité, je voudrais avoir à vous donner des preuves d'affection plus grandes. Soyez certain que mon fils sera réprimandé sévèrement. Il saura une fois pour toutes qu'entre lui et vous, mon cher monsieur de Blois, je n'hési- terais pas un seul instant. Ceci posé, m'est-il permis de vous demander ce que vous comptez faire de mademoiselle de Penhoël?

Je l'aime, répliqua Robert; je l'épouserai peut-être. Biaise éclata de rire.

Un bon parti! s'écria-t-il; mais il me semble que j'entends venir la signature.

Un bruit de pas se faisait en effet sur la route, et l'instant d'après on vit arriver maître Protais Lehivain.

Enfin! s'écrièrent nos trois compagnons. Et Pontalès ajouta :

L'acte est-il bien en règle?

Macrocéphale ôta son chapeau et tira de sa poche un mouchoir à carreaux de taille considérable, afin de tamponner la sueur qui mouillait son front pointu. Evidemment, il avait fourni la course à toutes jambes.

26 l'aventurier

Parlez donc! dit Robert impatient; s'est-il bien débattu?

Un soupir s'échappa de la poitrine de l'homme de loi. Per- sonne ne prit encore d'inquiétude, tant on se croyait sûr du résultat, d'après la promesse de madame.

Macrocéphale regarda tour à tour ses trois interlocuteurs.

Parler! grommela-t-il en faisant aller ses yeux de Biaise à Pontalès, sais-je s'il faut parler comme cela devant tout le monde?

Maître Lehivain, interrompit sèchement Pontalès, du moment que M. Robert de Blois vous dit de parler, cela suffît. M. de Blois et moi nous ne faisons qu'un... voilà vingt fois que je vous le répète!

A la bonne heure, monsieur le marquis. C'est juste, voilà vingt fois que vous me le dites; je vais parler.

L'homme de loi cessa d'essuyer son front et poussa un second soupir.

Diable d'homme, dit-il d'un ton lamentable, il a encore un poignet, savez-vous, à vous casser la tête comme une noisette! Vous demandez s'il s'est débattu; il m'a même battu! et très grièvement...

Et l'acte? demanda le trio.

Il m'a donné un coup de poing dans la poitrine, un très fort coup de poing! Il m'a pris par les épaules avec brutalité; il m'a lancé dans l'escalier, au risque de commettre un meurtre sur ma personne!

Pauvre monsieur Lehivain! mais l'acte?

L'acte! répéta Macrocéphale en dépliant de nouveau son vaste mouchoir; j'aurais voulu vous y voir! Je vous dis qu'il est enragé ce soir, et qu'il n'y a rien à faire!

Les trois compagnons se regardèrent. Aucun d'eux n'avait compté sur ce résultat.

Cyprienne et Diane se serraient la main en silence et remer- ciant Dieu de tout leur cœur.

Ce fut Pontalès qui se remit le premier.

Ainsi, dit-il, Penhoël a refusé de signer?

Formellement.

Et madame? demanda Robert avec menace : m'aurait-elle trompé?

Madame a fait ce qu'elle a pu; mais il est fier comme Arta- ban, ce soir, et ne veut rien entendre. Je ne l'avais jamais vu comme cela. On dirait qu'il ne comprend plus du tout sa situation ou que le diable lui a donné les moyens d'y faire face.

L AVENTURIER 27

Le retour de l'aîné... murmura Pontalès; peut-être en sait- il plus long que nous à cet égard.

Robert frappa du pied.

Ah! il ne veut pas signer! prononça-t-il d'une voix étouffée par la colère : tant pis pour lui!

Dès le premier mot que j'ai voulu risquer, reprit Macro- céphale, il m'a fermé la bouche. Dieu lui-même, a-t-il dit deux ou trois fois, s'oppose à ce que Penhoël vende la terre de son nom!

Encore ces diables incarnés! s'écria Biaise; je savais bien que j'oubliais de vous dire quelque chose. Ce n'est pas Dieu qui s'oppose à la vente du manoir, ce sont .tout bonnement les petites filles! Elles profitent du moment Penhoël, à moitié ivre, chaque soir, tombe comme une masse entre ses draps, pour venir jouer à son chevet le rôle d'apparitions...

Toujours elles! gronda Robert, qui cherchait sur qui décharger sa rage sourde.

C'est donc cela! reprit Maerocéphale, voilà bien des fois que Penhoël me parle de visions et d'ordres venus d'en haut...

Cyprienne et Diane se tenaient serrées l'une contre l'autre : elles avaient des larmes de joie dans> les yeux. Chacune des paroles qu'elles entendaient retentissait au fond de leur cœur et voulait dire : Enfants, vous avez sauvé Penhoël!

Tandis qu'elles triomphaient, laissant aller leurs âmes à l'es- poir, un mot vint les frapper comme un coup de massue.

C'était Robert qui parlait.

A tout prix, disait-il d'une voix brève et résolue, il faut que ces petites filles disparaissent.

S'il s'agit d'un assassinat, murmura Pontalès, je me retire.

Monsieur le marquis, on se passera de vous.

Si l'on franchit les bornes de la légalité, dit à son tour Maerocéphale, je m'abstiens.

Monsieur l'homme de loi, on se privera de vos services! Mais il ne sera pas dit que deux misérables enfants nous auront impunément barré la route! est Bibandier?

Cette question s'adressait à Biaise.

Auprès de la tonne de cidre, répondit le domestique : il boit à la santé du roi.

Peut-on toujours compter sur lui?

Je le laisse jeûner depuis trois ans, répliqua Biaise, pour le tenir en haleine. Il est maigre et affamé comme un bon chien de chasse.

Robert se retourna vers Pontalès.

Monsieur le marquis, dit-il, chacun de nous, cette nuit,

28 l'aventubieb

doit avoir sa part de besogne; il faut que tout soit fait demain matin, car il y a comme un menaçant mystère autour de nous, et peut-être nous nous repentirions toute notre vie d'avoir perdu quelques heures, dans les circonstances nous sommes. Je me charge des petites filles.

les trouvcrez-vous? demanda Pon talés.

Bibandier est un limier de premier ordre, répondit Biaise.

Quant à vous, monsieur le marquis, reprit Bobert, vous vous chargerez de Penhoël. Maître Lehivain, les faux sont-il* toujours chez vous?

Toujours, répliqua Macrocéphale : seulement, depuis que les petits démons rôdent, la nuit, autour de chez moi, j'ai ôté le portefeuille du tiroir je lavais serré, pour l'enfouir sous les carreaux de mon cabinet de .travail. Dérangez mon "fauteuil et enlevez une tuile : vous avez la chose!

Cyprienne et Diane, qui retenaient leur souffle pour écouter mieux, échangèrent un signe de muette intelligence.

Bien n'est perdu alors, reprit Bobert, et je vous réponds, moi, que nous aurons cette nuit la signature de Penhoël! Maître Lehivain va vous rapporter les pièces. Quand Penhoël verra qu'on lui met sous la gorge, comme un pistolet prêt à faire feu, les faux commis par lui, nous verrons bien s'il résistera!

En route, monsieur Lehivain! dit Pontalès; et nous jouons notre dernière partie!

Diane et Cyprienne avaient quitté leur po^te d'observation. Elles tombèrent dans les bras l'une de l'autre.

Ma soeur, dit Diane tout bas, il faut que nous soyons avant eux à la maison de M. Lehivain : nous savons maintenant sont les papiers qui menacent Penhoël.

Allons! murmura Cyprienne.

Elles échangèrent un dernier baiser, puis Diane dit encore d'un ton de résignation simple et douce :

Ma soeur, nous allons risquer notre vie. Si l'une de nous deux meurt, l'autre continuera la tâche commencée. Si nous mou- rons toutes deux, nous prierons Dieu là-haut pour Penhoël.

Diane s'élança la première dans le sentier conduisant au bord 'Je l'eau et s'y laissa glisser sans bruit; mais au moment Cyprienne allait descendre à son tour, le pan de sa robe s'accrocha aux piquants d'une touffe de ronces.

L'étoffe se déchira. Les deux jeunes filles précipitèrent leur fuite.

Bobert, Pontalès et leurs deux compagnons se séparaient,

L AVENTURIER «)

lorsque le bruit léger produit par la robe déchirée vint jusqu'à leurs oreilles.

Avez-vous entendu? dit Macrocéphale. Personne ne répondit.

Pontalès, Robert et Biaise s'étaient élancés déjà de l'autre côté du rempart de verdure.

L'enceinte fut fouillée en. un clin d'œil : elle était vide.

Il y avait quelqu'un là, pourtant! dit Pontalès d'une voix altérée.

Biaise battait son briquet de fumeur et Macrocéphale ouvrait la petite lanterne qui éclairait sa marche dans les bas chemins, quand il regagnait son logis après la nuit tombée.

La lanterne s'alluma. Nos quatre compagnons virent d'abord leurs propres visages pâlis et bouleversés par la peur.

Puis chacun d'eux Gt l'examen des moindres recoins de l'en- ceinte.

Il n'y a rien, dit Macrocéphale, qui venait de regarder dans la guérite, et ce lieu est sans issue.

Ce sera quelque lièvre... commença Biaise. Mais la voix de Pontalès l'interrompit.

Voici une issue! dit-il : un véritable sentier qui descend à la rivière.

11 ajouta, en se penchant vivement pour ramasser quelque chose :

Qu'est-ce que celaP

Les trois autres se rapprochèrent. Pontalès tenait à la main un lambeau de la robe de Cyprienne, qui était resté attaché aux épines du buisson de ronces.

Tout le monde reconnut l'étoffe. Il y eut un silence consterné.

J'avais tort! dit enfin Pontalès d'une voix basse et brève, et vous avez raison, monsieur de Blois. Elles en savent trop long désormais : il faut qu'elles disparaissent.

Il y a dix à parier contre un, dit Robert, qu'elles sont à la maison de maître Lehivain.

En avant! s'écria Biaise: sans sortir des bornes respectables de la légalité, nous allons leur faire faire connaissance avec le Bibandier!

3o l'aventurier

A

PETITS DEMONS

Robert et Pontalès se dirigèrent ensemble vers la rivière, non point par le petit sentier à pic venaient de s'engager les jeunes filles, mais par la route cjui longeait les anciennes forti- fications. Pendant ce temps-là, maître Lehivain remontait en toute hâte au manoir, pour avoir la clef du bac, et Biaise retournait à l'aire afin de trouver Bibandier.

Bibandier allait bien encore quelquefois se promener solitai- rement sur la lande ou dans les sentiers de la Forêt-Neuve, quand les nuits étaient sans lune, mais il n'y mettait plus le même coeur qu'autrefois. Il avait laissé dans le taillis de Bains son armée de manches à balais habillés- en brigands; son chien était mort de faim depuis longtemps; et s'il continuait lui-même à mener son métier de rôdeur, c'était vocation irrésistible, car jamais le hasard ne l'avait payé de ses peines.

Que faire en un pays les poches ne contiennent que des gros sous, et les bâtons sont des massues?

Bibandier avait espérer un instant un sort meilleur en voyant deux de ses camarades intimes occuper une bonne posi- tion dans le pays; mais Robert et Biaise l'avaient systématique- ment tenu à distance, et le pauvre diable n'avait jamais pu réclamer trop haut, parce qu^ le bagne de Brest est un bercail incessamment ouvert, les brebis égarées comme lui rentrent au premier mot.

Il se taisait. Peut-être n'en pensait-il pas moins. Cependant, c'était un coquin assez débonnaire, et la rancune qu'il gardait à ses anciens camarades n'atteignait pas des proportions bien tra- giques.

D'ailleurs, on n'était pas sans lui faire entrevoir de temps à

l'aventurier 3i

autre un meilleur avenir. Bien qu'il ne connût pas en détail ce qui se passait à Penhoël, il pouvait voir, comme tout le monde, qu'une lutte était engagée. On pourrait avoir besoin de lui, et alors il faudrait bien lui donner sa part de l'aubaine.

En attendant, Biaise lui jetait çà et une pièce blanche pour l'empêcher de s'impatienter trop fort, et M. de Blois lui avait fait obtenir, par son crédit, une petite position officielle.

Bibandier était fossoyeur de la paroisse de Glénac, aux appoin- tements fixes de douze francs par an, plus le casuel.

Mais, malgré les fièvres du marais et deux médecins qui s'étaient établis depuis peu à la Gacilly, la mort ne donnait guère au bourg de Glénac. Le pauvre Bibandier était maigre à faire compassion.

Biaise le trouva, comme il l'avait annoncé, sous le tonneau de cidre qu'on avait mis en perce dans un coin de l'aire. Biban- dier était couché paresseusement dans la poussière; sa tête repo- sait sur une de ses mains et l'autre tenait une écuelle demi-pleine. Sa figure longue, et dont les teintes ternes tiraient sur le gris, s'empourprait légèrement, son œil cave veloutait son regard; il y avait dans sa physionomie un repos content et parfait.

Il restait depuis le matin, buvant tout seul et voyant la vie couleur de rose. C'était son jour de fête. Il ne buvait ainsi à sa soif qu'une fois tous les ans.

Au premier mot que Biaise lui glissa tout bas dans l'oreille, il quitta sa pose nonchalante et se dressa d'un bond sur ses pieds. On eût pu le voir dans toute la longueur de sa taille, avec ses membres étiques et osseux ballotant dans un vêtement de futaine trop large, et qui n'avait plus que la corde.

Oh! oh! dit-il avec gaieté, il s'agit des chers petits anges! ça me parait très faisable.

Il y avait tant de joyeuse humeur dans son accent et l'expres- sion de son visage restait si débonnaire, que Biaise ne put s'em- pêcher de lui dire :

Me comprends-tu bien?

Parfaitement! répliqua Bibandier, sans rien perdre de sa tranquillité sereine; quand quelque chose démange on se gratte, mon fils, c'est tout simple. L'Américain en est-il?

Cest lui qui monte le coup.

Bonne affaire! moi je n'ai pas encore travaillé dans ce genre-là... mais chacun gagne sa vie comme il peut, pas vrai?

On eût dit que Biaise s'était attendu à plus de résistance, car

il regardait Bibandier d'un œil surpris et même un peu inquiet.

Celui-ci parut comprendre ce que Biaise avait dans l'esprit.

L AVE M URIEB

Il emplit lëcuelle et la lui présenta d'uu ge&te cordial.

On peut se déboutonner ici, dit-il, en montrant du doigt le groupe de paysans qui se pressaient autour du père Géraud, à la porto de la ferme; voilà deux heures qu'ils oublient le ton- neau pour écouter les sornettes du vieux gargotier de Redon. Dois un coup, l'Endormeur. Je savais bien que Robert et toi, vous en viendriez là, quelque jour, et je vous attendais.

Son regard, qui prit une nuance de mélancolie, tomba sur la futaine usée de sa veste.

J'avais grand besoin de me refaire! reprit-il, grand be- soin! l'Américain et toi, vous n'avez pas été gentils avec un vieux camarade. Mais on ne peut pas payer celui qui ne fait rien, pas vrai? Je dis donc que je suis content d'avoir l'occasion de travailler pour vous.

Voilà un brave garçon! s'écria Rlaise; sois tranquille, tu seras payé comme il faut.

Quant à ça, répliqua Ribandier, je ferai mon prix moi- même en temps et lieu. Tu dis que c'est pressé, mon fils? eh bien! partons!

Rlaise ne bougea pas : son regard exprimait toujours la même défiance.

Le fait est qu'il était difficile d'accorder les paroles de Riban- dier avec l'expression de douceur patiente qui était sur son pau- vre visage, maigre, pâle et défait. Il semblait à Rlaise que son vieux camarade souriait aussi par trop débonnairement en par- lant do meurtre.

Ah çàl reprit d'un ton d'hésitation, cs-tu bien sur de ne pas faiblir? Elles sont si jeunes., si jolies!

Ça ne me fait rien, répondit l'ancien uhlan : chacun pour soi! Je ne dis pas que je me servirais volontiers du couteau avec de pauvres chérubins comme ça. J'espère bien qu'on me laissera la liberté de m'y prendre à ma guise.

Carte blanche, pourvu que cela soit fait.

Ça sera fait, mon bonhomme, et proprement!

Viens donc, dit Rlaise, qui se mit en marche. Ribandier but une dernière écuelle de cidre et n'eut besoin

pour le rejoindre que d'allonger un peu le pas de ses grandes jambes.

Chemin faisant, Rlaise lui expliqua plus en détail ce qu'on attendait de lui; Ribandier, tout en écoutant, fredonnait avec sr voix de basse-taille un air à roulades. Plus d'une fois, avant d'arriver au Port-Corbeau, Rlaise s'arrêta court pour lui dire :

Du diable si je te comprends, mon vieux. Moi qui n'ai pal

L AVENTURIEK 00

le cœur tendre, je ne pourrais pas chanter à l'heure qu'il est.

C'est que tu manges tous les jours, toi, répliquait Biban- dier doucement et le sourire aux lèvres; si tu avais été trois ans à mon régime, tu m'en dirais des nouvelles !

Et cela était dit si bonnement! c'était de la quintessence de férocité.

En approchant du passage, Bibandier coupa la parole à Biaise, qui continuait ses instructions.

Voilà qui est entendu! dit-il; l'affaire des petites est réglée, et lu seras content de moi. Quant aux dépenses de l'entreprise, c'est deux mouchoirs et quelques bouts de corde. Mais l'Améri- cain n'est pas seul. Qui diable avons-nous là?

Devant le bac, dont l'amarre était déjà détachée, trois hommes se tenaient en effet debout.

M. de Blois seul avait le visage découvert; les deux autres cachaient soigneusement leurs figures sous les larges bords de leurs chapeaux de paysans.

Bibandier, qui était toujours d'excellente composition, fit semblant de ne pas les reconnaître.

Il salua respectueusement Bobert et entra le premier dans le bac.

Je connais un peu les habitudes des chers petits anges, niurmura-t-il; je les rencontre souvent au clair de lune, quant je me promène, la nuit, pour ma santé. Elles auront passé l'eau dans leur batelet, qui doit être amarré là-bas sous les saules.

Bobert s'était rapproché de Biaise.

Eh bien? demanda-t-il tout bas.

Un cœur de pierre! répliqua le gros garçon; dur comme une lame de poignard. Je ne le croyais pas si fort que celai

Tant mieux! dit Bobert.

Bibandier s'était emparé de la perche du passeur. Au lieu Je se diriger vers la route de Bedon, qui lui faisait face, il remonta un peu le courant, pour gagner un rideau de saules qui bai- gnaient leurs basses branches dans la rivière.

A l'aide de sa perche, il écarta le grêle feuillage et finit par rencontrer, après deux ou trois tentatives inutiles, un objet qui sonna contre le bois de sa gaffe.

Qu'est-ce que je disais! s'écria-t-il joyeusement. Perchez un peu, s'il vous plaît, monsieur Biaise, pendant que je vais voir là-dessous.

Il abandonna la gaffe en effet et gagna le bout du chaland qui passait sous les saules. On entendit un léger bruit, puis on

34 l'aventurier

vit un petit bateau qui s'en allait à la dérive le long du bord, du côté du marais.

Bibandier, qui reparut au même instant, regarda fuir la barque et dit avec un gros rire bonasse :

Quand les petits chérubins voudront repasser l'eau, c'est elles qui seront bien attrapées!

Chacun pensa sur le chaland que Bibandier valait son pesant d'or.

Il y avait dix minutes environ que Diane et Cyprienne avaient traversé l'Oust, au moyen du batelet trouvé par Bibandier sous les saules.

En quittant leur cachette, au pied de la tour du Cadet, elles se doutaient bien que le bruit de la robe déchirée avait trahi leur présence et qu'on allait les poursuivre; mais elles avaient de l'avance, parce que Pontalès et ses compagnons ne pouvaient parvenir à l'autre rive qu'à l'aide du bac, dont la clef était au manoir. En outre, le sentier qu'elles suivaient les conduisait en quelque sorte d'un saut jusqu'au bord de l'eau, tandis que la route commune nécessitait un long détour.

Ce n'était pas la première fois que les deux filles de l'oncle Jean couraient un danger prochain et terrible; mais en ces moments leurs forces semblaient grandir avec le péril. Cyprienne semblait lutter avec un enthousiasme fougueux; Diane, plus calme, se dévouait de sang-froid.

Elles avaient entendu l'entretien des ennemis de Penhoël. Elles savaient que leur sexe et leur jeunesse ne les défendraient point contre la colère de ces hommes. Elles n'espéraient point de quartier.

Mais loin de s'arrêter devant la menace entendue, elles y pui- saient un nouveau courage. Dans leur vaillance virile, un senti- ment d'orgueil enfantin s'élevait . on les craignait 1 On prenait pour les combattre les mêmes armes qu'on eût employées contre des hommes! Elles étaient fières.

N'avaicnl-elles pas entendu tomber de ces bouches ennemies l'aveu de leur puissance? Sans elles, pauvres jeunes filles, Pen- hoël aurait succombé depuis longtemps!

Leur cœur battait de joie et non point de frayeur, car la lutte n'avait pas été stérile. Grâce à l'effort de leurs bras d'enfai.îs, René, madame et l'Ange restaient en équilibre au bord du précipice.

La ruine qui menaçait toujours n'était pas encore accomplie; et d'après ce qu'elles venaient d'entendre, il ne restait à Pontalès

l'aventurier 35

et à Robert qu'une seule arme contre la résistance tardive de Penhoël.

Mais c'était une arme cruelle, qui suspendait sur la tête de René J 'infamie en même temps que le malheur.

Il y avait longtemps déjà que Cyprienne et Diane avaient surpris le secret de ces fausses signatures, arrachées à l'ivresse quotidienne de René. Elles en avaient reconquis et détruit une partie en s'intreduisant la nuit au château de Pontalès. L'autre portion, déposée chez l'homme de loi, avait défié jusqu'alors toutes leurs tentatives.

Mais elles savaient maintenant l'endroit précis se trou- vaient les papiers. Avec l'aide de Dieu, si on leur donnait le temps d'agir, elles pouvaient encore sauver Penhoël.

Diane détacha dune main ferme l'amarre du bateau caché parmi les glayeuls, sous la loge de Renoît Haligan, et Cyprienne saisit la perche.

L'Oust n'était pas débordée, mais elle coulait à pleines rives et laissait couvertes les parties basses du marais. Tout en per- chant, les deux jeunes filles entendaient, parmi le silence de la nuit, le bruit sourd et continu, produit par le tournant de Tré- meulé. Dans l'ombre, les vapeurs qui se suspendaient au-dessus du gouffre rayonnaient d'une lueur faible et pâle. Elles voyaient au loin le gigantesque fantôme de la Femme blanche qui se balançait et planait sur les eaux tranquilles du marais.

Derrières elles, au-dessus des taillis de châtaigniers, les jardins de Penhoël gardaient leur illumination brillante : la fête n'était pas finie. Quelques accords, jetés par l'orchestre campagnard, arrivaient, par bouffées, jusqu'à leurs oreilles.

Quand elles touchèrent le bord opposé, nul mouvement ne se faisait remarquer encore du côté du bac. qui allait s'ébranler bientôt pour les poursuivre.

Elles sautèrent lestement sur la rive, et au lieu de prendre la roule de Redon, qui les eût conduites à la maison de maître Lehivain, elles se dirigèrent, en courant, vers le marais.

Dans l'immense prairie, se déroulaient de toutes parts d'étroits filets d'eau, on apercevait un mouvement confus, au milieu des ténèbres : c'étaient les troupeaux de Glénac et de Saint-Vincent qui erraient en liberté sur le pâturage commun.

Tout en courant sur l'herbe courte et unie comme un tapis, Cyprienne et Diane appelaient doucement :

Mignon! Rijou!

Leurs voix se perdaient dans la nuit. Quelques moutons effrayés

.">•> l/ \\ EN ( I RIEB

prenaient la fuite sur leur passage, et les oies, éveillées, allon- geaient le cou pour jeter leurs eris plantifs et discordants.

Les deux jeunes filles appelaient toujours.

Au bout de deux ou trois minutes, un piétinement sourd >e fit entendre sur le gazon. L'instant d'après, Bijou et Mignon, deux jolis petits chevaux demi-sauvages, arrêtaient leur galop et restaient immobiles, la fumée ?ux naseaux et les jarrets tendus.

Diane et Cyprienne s'élancèrent à cru sur leur dos. En quel- ques secondes, elles curent regagné le temps perdu à courir sur le marais.

Bijou et Mignon étaient deux vrais Bretons, noirs tous deux, robustes d'encolure, trapus de formes et pouvant soutenir pen- dant des heures leur galop rude et vif.

Ils allaient côte à côte, dune ardeur égale. La voix des jeunes filles les excitait sans cesse, et leur course perçant droit devant soi, à travers champs, landes et haies, ressemblait à un tour- billon.

Diane et Cyprienne, excellentes cavalières, ne s'inquiétaient point des obstacles de la route; quand il y avait un fossé large à franchir d'un bond, elles plongeaient leurs petites mains blan- ches dans la dure crinière des bretons; quand il fallait traverser un taillis, elles se couchaient presque sur leurs chevaux et pas- saient rapides, comme des flèches, au travers du fourré.

Sur la lande rase, elles se redressaient. Hope! Mignon! hope! Bijou! Elles caressaient doucement le eou déjà baigné de sueur de leurs montures.

Les deux chevaux, lancés à fond de train, dévoraient l'espace.

Si quelque paysan les eût rencontrées, glissant comme deux traits dans la nuit, il se fût signé sans doute avec terreur, en recommandant son âme à Dieu. Et, après la terreur passée, il se serait vanté, jusqu'au jour de sa mort, d'avoir vu, par une nuit d'automne, les fées se rendant au sabbat!

Vraiment, c'était une course étrange. Les chevaux noirs dis- paraissaient dans l'ombre; on n'eût pu voir que les deux jeunes filles, à la taille svelte et comme aérienne, entraînées par une force mystérieuse. Elles semblaient glisser, assises sur un nuage rapide. C'étaient bien des fées légères et gracieuses. L'œil ne pouvait les suivre. L'aile du vent les emportait et laissait flotter derrière elles les boucles molles de leurs longs cheveux.

Hope! Bijou! hope! Mignon!

Il y a une grande lieue de pays entre Port-Corbeau et le bourg de Bains. Quelques minutes avaient suffi à ce trajet. Cyprienne

l'aventurier 37

et Diane descendirent de cheval, laissant Bijou et Mignon sur la lisière de la lande.

Maître Protais Lehivain occupait une maison isolée qui s'élevait à cent pas en avant de l'unique rue du bourg.

Pour acquérir cette propriété, il lui avait fallu susciter bien dos discordes dans les campagnes voisines, ruiner bien des pau- vres cultivateurs et jeter plus d'un orphelin sur la paille. Mais c'était sa vocation et son plaisir. Maître Lehivain était, en fait de chicane, un véritable artiste. On peut dire que la vue seule de sa figure jaune et démesurément longue donnait aux paysans la fantaisie de plaider.

Cyprienne et Diane avaient déjà rôdé bien des fois autour de la maison, mais la vigilance rusée de l'homme de loi avait trompé jusqu'alors toutes leurs tentatives. Aujourd'hui, elles avaient deux chances nouvelles pour arriver à leur but : d'abord elles savaient trouver les papiers, ensuite le domestique de maître Lehivain qui, d'ordinaire, faisait bonne garde, était en ce moment à fêter la Saint-Louis de l'autre côté de l'eau, dans l'aire du fermier de Penhoël.

En donnant cette vacance à son domestique, maître Lehivain avait compté sur l'effet du coup de fusil de la veille au bord de la lande, et aussi sur le bal qui devait assurément retenir au manoir les deux filles de l'oncle Jean.

Il n'y avait pour défendre sa maison, ce soir-là, qu'une ser- vante septuagénaire, assistée par un chien de garde accablé de vieillesse.

La bonne femme et le chien dormaient sans doute d'un pro- fond sommeil, sur la foi des gros verrous qui fermaient toutes les ouvertures, car les deux sœurs purent escalader les murailles du jardin, sans éveiller le moindre mouvement dans la maison.

Du côté du jardin, les fenêtres n'avaient, point de contrevents. En un clin d'oeil, à l'aide d'une échelle que leurs jolies mains eurent bien de la peine à dresser contre le mur de la maison, Cyprienne et Diane furent dans le cabinet de travail de l'homme de loi.

Elles battirent son propre briquet et allumèrent sa propre lampe.

Il eût fallu les voir en ce moment, animées par la course qu'elles venaient de fournir et par la joie du premier succès! Leurs joues se coloraient d'un incarnat charmant; leurs yeux pétillaient d'impatience et de désir; un sourire espiègle se jouait déjà autour de leurs lèvres fraîches, tant elles se croyaient sûres du triomphe.

38 l'aventurier

Leur gaieté d'enfant était revenue. Le moment avait beau être solennel, puisqu'il s'agissait en définitive du sort de toute une famille aimée; il y avait dans la nature même de leur acte quel- que chose d'étrange et de gaillard qui éloignait toute idée tragique.

Elles riaient en descellant les carreaux du cabinet.

Leur recherche ne fut pas longue. Sous le fauteuil même Macrocéphale ruminait chaque soir ses consultations diaboliques, il y avait un trou creusé au couteau, qui renfermait un petit carnet crasseux.

La vue de ce carnet fit battre bien fort le cœur de Diane et de Cyprienne. Elles ne songeaient plus à rire. C'était le salut de Penhoël.

Elles restèrent un instant à genoux, levant au ciel leurs yeux humides, afin de remercier Dieu.

Elles songeaient à madame et à la pauvre Blanche.

Mais le temps pressait. Diane serra le portefeuille dans son sein et toutes deux redescendirent l'échelle.

La vieille femme et le vieux chien dormaient toujours comme des bienheureux. C'était une réussite complète.

Hope! Bijou! hope! Mignon!

Comme elles avaient toutes deux le cœur léger en reprenant la route parcourue; comme elles caressaient gaiement le cou de leurs petits chevaux! comme elles étaient heureuses!

Tiens! dit Diane, tandis que Mignon franchissait un large fossé, c'est qu'on a tiré sur moi hier. Le corps du pauvre Cabry est encore au fond du trou!

La course ne se ralentit point, mais elles se penchèrent toutes deux, leurs bras s'enlacèrent, leurs joues s'unirent dans l'ombre.

C'est la dernière fois que tu seras exposée à un danger pareil, petite sœur, s'écria Cyprienne : ils sont vaincus!

Et qui sait! ajouta Diane; peut-être y a-t-il dans ce porte- feuille de quoi rendre à Penhoël la fortune qu'on lui a volée!

Elles étaient à moitié chemin déjà. Diane arrêta tout à coup le galop de son cheval.

J'y pense, reprit-elle : ils doivent nous attendre sur cette route.

Je voudrais bien savoir lequel d'entre eux, répliqua Cyprienne, que la victoire rendait fanfaronne, est capable de barrer la route à Bijou?

S'ils ont des armes?

Nous leur passerons sur le corps!

l'aventurier 39

Et s'ils nous guettaient au passage de Port-Corbeau? Cyprienne arrêta son cheval à son tour.

Ce n'est pas pour moi que j'ai peur, reprit Diane; mais maintenant nous avons à garder un trésor.

Eh bien! remontons jusqu'aux Houssaies. Nous passerons sur le pont du moulin.

L'avis était bon. Les deux sœurs changèrent aussitôt de direc- tion et se mirent à galoper vers les Houssaies.

Mais il se trouva que d'autres avaient eu la même idée qu'elles, car, en arrivant au bord de l'eau, elles virent que la tête du pont était occupée par deux hommes, en qui elles crurent recon- naître Robert de Blois et M. le marquis de Pcntalès.

Prenons du champ, dit Cyprienne que rien n'effrayait, et passons.

Essayons plutôt de passer à Port-Corbeau, répliqua Diane : il sera toujours temps de revenir ou de mettre nos chevaux à la nage.

La course recommença le long de la rivière.

Quand elles arrivèrent au passage du bac, il y avait à peine trois quarts d'heure qu'elles avaient enfourche, pour la première fois, leurs vaillants petits chevaux.

Il n'était pas tout à fait minuit et le jardin de Penhoël mon- trait toujours, au haut de la colline, ses illuminations intactes. La fête en avait encore au moins pour une bonne heure.

Rien de suspect n'apparaissait, cette fois, sur la rive. Les deux soeurs rendirent la liberté à Bijou et à Mignon, qui regagnèrent en caracolant leur lit de gazon. Elles pensaient que bien leur en avait pris de ne pas tenter le passage au pont des Houssaies, car ici aucun obstacle ne leur barrait la route.

Allons! dit Cyprienne en descendant vers les saules, nous voici à bon port, et nous aurons encore le temps de danser une contredanse.

Diane écarta les branches du saule.

Comme elle ouvrait la bouche pour lancer quelque gaie répartie, trois hommes, couchés dans l'herbe haute qui croissait au bord de l'eau, se dressèrent tout à coup sur leurs pieds.

Les deux jeunes filles eurent à peine le temps de pousser un cri, tant on mit de prestesse à leur nouer solidement des mou- choirs sur la bouche.

4o l'aventurier

DEUX PIERRES

Nous rétrogradons d'une heure pour revenir aux exploits de Bibandier, et aux débuts de son expédition nocturne.

M. le marquis de Pontalès était un homme prudent, qui n'avait aucun goût pour les aventures; c'était uniquement par nécessité qu'il s'était joint à l'expédition de cette nuit. M. de Blois et lui traitaient en effet de puissance à puissance, et du moment que jM. de Blois se mettait à l'œuvre, Pontalès ne pouvait point reculer.

C'était la première fois qu'il se livrait ainsi. Jusqu'alors il s'était toujours tenu derrière Bobert, contribuant volontiers aux frais de la guerre, mais ne combattant jamais en personne.

Cela lui allait mieux.

Et, en vérité, il aurait regardé sans doute comme un impos- teur quiconque lui aurait annoncé, le matin même, les événe- ments de cette soirée. Lui, le marquis de Pontalès, propriétaire de soixante mille livres de rentes, jouant au loup-garou dans les taillis et bravant la cour d'assises comme un malheureux.

Mais les circonstances entraînent, et l'homme le plus habile, engagé dans certaines entreprises, doit jouer le touf pour le tout à un moment donné.

Cela ne veut pas dire que Pontalès, en passant la rivière d'Oust avec ses quatre compagnons, ne fît des réflexions assert chagrines. Il eût vidé sa bourse, sans doute, de grand coeur pour être transporté tout à coup entre les murailles de son château. On peut penser même que, malgré le désir ancien et passionné qu'il avait de détruire la vieille influence des Penhoël et de se mettre à leur place, il n'aurait point engagé la bataille s'il avait prévu, dès le principe, les dangers de cette nuit.

l'aventurier 4i

Maintenant, il était trop avancé pour reculer. Le péril était en arrière comme en avant, et les chances de salut se trouvaient tout entières du côté du crime.

Une fois qu'on eut pris terre de l'autre côté de l'eau, Bibandier fut choisi» tout d'une voix pour diriger les opérations. Ce n'est point déroger que de servir sous les ordres d'un glorieux général. Pontalès était marquis, Robert se disait gentilhomme, et Biban- dier n'était qu'un simple échappé du bagne, mais l'histoire est pleine de ces exemples, l'on voit des princes céder le com- mandement à de vaillants officiers de fortune.

Bibandier se montra tout de suite à la hauteur de son autorité nouvelle. Son premier soin fut de se raviser au sujet du petit bateau qui avait servi au passage des deux filles de l'oncle Jean.

Nous allons avoir besoin de ce joujou, dit-il en saisissant la perche du bac.

Et il se mit à courir le long de la rive jusqu'à ce qu'il eût atteint le batelet, entraîné par le courant. Il l'accrocha au moyen de sa perche et l'amarra au-dessous de la route de Redon, à l'un de ces mêmes saules qui avaient servi de refuge à Robert et à Biaise, la nuit de leur arrivée à Penhoël.

Puis il revint vers sa troupe, tranquillement et sans se presser.

La petite barque allait tout droit vers le trou de la Femme blanche, grommela-t-il : on n'aura besoin que de se laisser mener.

Ah çà, dit Robert, il faut prendre un parti. Elles doivent avoir de l'avance, et nous aurons de la peine à les rattraper!

Les rattraper! répéta le uhlan : il faudrait de meilleures jambes que les nôtres. Si vous les aviez vues comme moi courir toutes les nuits sur la lande! Hope! Bijou! hope! Mignon! Ce sont de jolies petites filles tout de même!

Mais qu'allons-nous faire?

Bibandier tira de sa poche sa pipe et son briquet.

Voulez- vous vous allumer, monsieur Robert? dit-il, nous avons joliment le temps d'en fumer une.

Il ne s'agit pas de plaisanter... commença M. de Blois d'un ton impérieux.

D'un seul coup sec et merveilleusement ajusté, l'ancien uhlan mit le feu à son amadou, puis il atteignit sa pipe toute chargée et l'alluma en faisant claquer savamment ses lèvres.

Pontalès avait piteuse mine derrière les bords de son grand chapeau. La froide impertinence de ce drôle, comme il l'appelait au fond de son coeur, ne lui présageait rien <]<• lion. Maître Lehivain sonpfeait à sa maison dévastée.

4 a l'aventurier

Blaire s'approcha do Robert, qui frappait du pied avec impa- tience.

Si vous ne le laissez pas marcher à sa guise, dit-il tout bas, nous n'en ferons rien cette nuit.

Qu'il s'explique au moins!

Quant à ça, dit Bibandier en s'asseyant sur l'herbe, on va te faire un programme, Américain!

Robert tressaillit. Il y avait bien trois ans qu'on ne lui avait donné ce nom, et depuis ce même espace de temps, le pauvre Bibandier affectait, en toute circonstance, vis-à-vis de lui, le plus profond respect. L'ancien uhlan reprit, tandis que Biaise riait sous cape de la déconvenue de son maître :

Il n'y a donc de sage ici que l'Endormeur et moi!

Biaise cessa de rire.

Monsieur l'homme de loi, poursuivit Bibandier, qui se croit si bien caché derrière son chapeau de paille, pourrait vous dire que, dans un procès, le client ne donne pas de conseil à son avocat.

La figure de Macrccéphale s'allongea notablement. Le marquis tremblait d'avoir été reconnu à son tour.

Mais, Bibandier, soit qu'il ignorât véritablement le nom de son quatrième compagnon, soit qu'il eut fantaisie d'épargner Pontalès, reprit presque aussitôt :

Quant à l'autre, je ne puis pas parler, n'ayant pas l'avan- tage de le connaître. Ah çà! ne te fais pas de mal, Américain; voilà le programme des opérations, comme disait Bonaparte : attendre et faire le mort!

Et pendant ce temps, dit Macrocéphale, on va piller mon domicile!

Exactement, père la Chicane.

Et les pièces seront enlevées! ajouta Bobert.

Ça me paraît vraisemblable, mon fils.

Ecoute, dit Bobert, qui voulut essayer de l'autorité; on t'a promis de te payer grassement, mais cela ne te donne pas droit d'insolence. Fais ta besogne, ou va-t'en.

ça? demanda Bibandier tout doucement : à Bedon? dire à M. le procureur du roi ce qui se passe ici? Américain, tu ne m'en crois pas capable! Que diable! on est plat comme une galette aujourd'hui pour devenir insolent demain comme un bureau- crate. Tu sais bien que c'est la vie! Voyons, ajouta-t-il, en chan- geant de ton, sommes-nous donc des enfants, monsieur Robert? mettons que j'ai eu tort, et veuillez recevoir mes très humbles

l'aventurier 43

excuses. Entre gentilshommes, ma foi! on ne peut faire davantage.

Il se leva et tendit, avec une grâce très noble, sa main, crue Robert n'osa repousser.

Ainsi, poursuivit-il, voilà une affaire arrangée, l'honneur est satisfait! maintenant, parlons de choses sérieuses. Si nous étions dans un pays civilisé, l'on ne fait qu'une route pour aller d'un endroit à un autre, je vous dirais : marchons et pour- suivons nos petits anges, l'épée dans les reins; mais d'ici au bourg de Bains, il y a une diable de lande, plus de cent routes se mêlent et se croisent, nous aurons beau nous séparer et prendre chacun notre sentier, il y a dix à parier contre un que les petites passeront entre nos doigts comme des anguilles!

C'est vrai, dit Biaise.

Et, de fait, le raisonnement était si rigoureusement juste, que personne n'y put trouver une objection.

Vous auriez pu vous expliquer tout de suite! grommela seulement Robert.

Je pourrais relever cette parole, répliqua Bibandier avec gravité, mais je sacrifie une susceptibilité légitime à l'intérêt de tous. Il est donc bien entendu que donner la chasse aux petites serait une ânerie, reste à savoir comment nous les pincerons. Je crois avoir résolu le problème d'avance en vous disant : Atten- dons.

Mais si elles passent la rivière ailleurs? objecta Macro- céphale.

Bonne idée! Ailleurs, cela veut dire au moulin des Hous- saies, car il n'y a pas d'autre passage. Eh bien! l'Américain et ce monsieur que je n'ai pas l'honneur de connaître peuvent prendre leurs jambes à leur cou et aller garder le pont des Houssaies.

C'est cela! s'écria Pontalès, ravi d'avoir un prétexte pour .s'éloigner du lieu probable de l'action ; monsieur de Blois, je suis à vos ordres.

Et si elles viennent là-bas, demanda Robert, nous leur barrerons le passage?

Du tout! répliqua Bibandier : vous vous rangerez bien poliment, parce que vous aurez eu le temps d'enlever cinq ou six planches du pont, et que la rivière est large et profonde au moulin des Houssaies.

Pontalès avait froid jusqu'à la moelle des os, malgré l'étouf- fante chaleur de la soirée.

Robert le prit par le bras et ils remontèrent le cours de l'eau à grands pas.

t\l\ l/ AVENTURIER

Cinq ou six planches au moins! plutôt six que cinq! leur cria de loin le bon fossoyeur, car Bijou et Mignon sautent comme des chèvres.

Pontalès et Robert se perdaient déjà dans la nuit.

Nous autres, dit Bibandier en conduisant, ses deux cama- rades vers les saules, en faction, s'il vous plaît! Faites comme moi, monsieur Biaise : préparez votre mouchoir. Vous, père la Chicane, vous êtes spécialement chargé des cordes... et mainte- nant, du silence!

Ils étaient couchés tous trois dans l'herbe.

En combinant la partie de son plan relative au pont des Houssaies, Bibandier avait compté sans l'étonnante vitesse des deux petits chevaux. Pontalès et Bobert en étaient encore à déclouer la première planche, lorsqu'ils entendirent sur la lande le galop de Bijou et de Mignon. Ils se relevèrent, irrésolus, et vinrent à la tête du pont, sans savoir ce qu'ils allaient faire.

Leur vue seule arrêta les deux jeunes filles, qui dirigèrent leur course vers le bac.

Pontalès et Bobert quittèrent alors leur poste pour les suivre de loin.

Quand ils arrivèrent à PortjCorbeau, il trouvèrent la besogne bien avancée. Cyprienne et Diane, un bâillon sur la bouche et garottées solidement toutes les deux, étaient au fond du petit bateau.

Bibandier tenait en main la perche.

Ah! ah! dit-il en éprouvant les cordes qui liaient les jambes et les bras des deux jeunes filles, voilà qui est proprement fait, et vous savez établir un nœud, père la Chicane!

Avaient-elles les pièces? demanda vivement Bobert.

Certainement, certainement! répliqua Bibandier; ah! avec de petits anges comme ça, on ferait sa fortune à Paris. Ça passe par le trou d'une serrure!

Donne-moi les pièces! dit encore Bobert. Bibandier le repoussa tranquillement.

On ne compte pas les manger, tes pièces, mon bonhomme! murmura-t-il; mais il faut que les choses se passent avec régu- larité. Je rendrai mes comptes quand tout sera fini. D'ici là, patience!

Je veux que tu me donnes ces papiers, répéta Robert d'un ton impérieux.

Le roi dit : nous voulons, grommela l'ancien uhlan; moi, je veux que tu me laisses tranquille! Et si tu ne me laisses pas tranquille, ajouta-t-il en redressant sa taille longue et maigre, je

l'aventurier 45

te plante là, mon fils... tu achèveras la besogne à ta fantaisie!

N'insistez pas! murmura Pon talés à l'oreille de Robert; cet homme veut quelques louis de plus: on les lui donnera.

Maintenant, messieurs, dit Bibandier, faites-moi le plaisir de me souhaiter bon voyage. Je vais partir.

Pas seul! s'écria Robert, qui concevait de vagues soupçons : il faut que Biaise au moins vous accompagne!

Biaise fit la grimace dans son coin, mais il n'eut pas même la peine de refuser.

Le petit bateau ne porterait pas quatre personnes, objecta Bibandier, sans rien perdre du calme singulier mêlé d'une nuance de moquerie qu'il gardait depuis le commencement de l'aventure; je veux bien noyer mon prochain, mais le suicide répugne à mes principes.

Il entra dans la barque et mit un soin scrupuleux à écarter les deux jeunes filles, de droite et de gauche, pour pouvoir manœuvrer sans leur faire de mal.

Les deux petits chérubins seront comme dans leurs lits! dit-il en donnant au fond de l'eau son premier coup de perche.

Personne, parmi les quatre complices du crime, ne pouvait se défendre d'un serrement de cœur. Tous les yeux se fixaient, par une sorte de fascination, sur les deux pauvres enfants cou- chées dans le bateau. La gaieté du uhlan assombrissait encore le caractère atroce de cette scène.

Diane et Cyprienne étaient étendues sur le dos, les bras liés en croix.

La lune, qui perçait maintenant çà et les nuages déchirés, montrait la grâce exquise de leurs tailles et leurs pâles figures, se lisait la résignation du martyre.

Bibandier seul restait parfaitement à son aise en face de ce navrant spectacle.

Messieurs, dit-il, tandis que le bateau s'ébranlait, je vais vous donner un dernier bon conseil. La fête se continue là-haut. Allez faire, croyez-moi, un petit tour de bal. Il est toujours agréable, le cas échéant, de pouvoir établir un alibi.

Ce terme de palais et de bagne sonna comme une menace aux oreilles des trois complices, qui se dirigèrent en silence vers le bac; mais Bibandier les rappela tout à coup.

Encore un service, s'il vous plaît! dit-il. J'oubliais d'em- barquer deux pierres, pour empêcher les petites de remonter sur l'eau.

Une sueur froide perça sous les cheveux de Pontalès.

46 l'aventurier

Ce fut Macrocéphale qui apporta les deux pierres : il pensa se trouver mal en regagnant le bac.

Bibandier quitta enfin la rive et se laissa dérher au fil de l'eau, en chantant une de ces chansons lentes et tristes qui mesu- rent le travail des forçats à la fatigue.

La lune s'était levée tout à fait et mettait des nuances argen- tées à la colonne de vapeur suspendue au-dessus du tournant de Trémeulé.

La Femme Blanche semblait grandir et osciller lentement au-dessus du gouffre.

Pendant quelques minutes, les quatre compagnons virent la petite barque glisser sur l'eau calme du marais.

Puis elle disparut dans les longs plis de vapeur qui formaient le vêtement de la Femme blanche.

Vf

PVLVT.ES tilles

Robert de Blois, le marquis de Pontalès et leurs deux compa- gnons remontaient au manoir de Penhoël. Us marchaient en silence. De temps en temps 1 un d'eux se retournait comme malgré lui, pour jeter un furtif regard vers le marais la Femme blanche se dressait aux rayons de la lune.

Il leur semblait ouïr de loin le clapotement sinistre et sourd du tournant de Trémeulé.

Dans le taillis qui couvrait tout le versant de la colline, une roule était percée pour conduire à la loge de Benoît Haligan. Les quatre complices traversèrent cette route à cinquante pas au-des- sus de la pauvre cabane du vieillard. Us entendirent Benoît Haligan qui chantait de sa voix creuse et tremblante la prière de l'agonie.

Us pressèrent leur marche en frémissant.

l'aventurier 47

Comme ils arrivaient à la porte du manoir, Robert s'arrêta et releva brusquement la tête.

C'était nécessaire! dit-il à voix basse; et d'ailleurs, ce qui est fait est fait! Prenons le dessus, messieurs, et ne rentrons pas au manoir avec des figures d'enterrement.

C'est juste, dit Biaise. Et Macrocéphale ajouta :

On ne peut rien contre les faits accomplis. Je chargerai la vieille Yvonne, ma servante, de prier pour elles tous les soirs. Et je suis bien sûr que M. le marquis de Pontalès sacrifiera volontiers une vingtaine d'écus pour leur faire dire des messes.

Pontalès essuya la sueur de son front.

Je donnerai vingt louis à l'église de Glénac! balbutia-t-il, cinquante louis à l'église de Redon! cent louis à l'église de Rennes!

Ma foi! dit l'homme de loi naïvement, si elles ne sont pas contentes avec cela!

Robert et Biaise ne purent s'empêcher de rire. L'impression lugubre était en partie secouée, et comme, en définitive, aucun des quatre complices ne se repentait véritablement, ils n'eurent pas grand'peine à rappeler sur leurs visages le calme souriant qui convenait à ce jour de fête.

Ils se séparèrent, afin de rentrer dans le bal par différents côtés.

La danse s'était ranimée au salon de verdure. Jeunes gens et jeunes filles prenaient leur revanche. On se dédommageait de la longue heure d'ennui qu'on avait éprouvée à entendre les gémis- sements des trois Grâces Baboin-des-Rozeaux de l'Etang. Au moment de finir, le bal retrouve presque toujours ainsi une gaieté plus vive. A la ville, l'orchestre redouble de verve et d'entrain; à la campagne, les danseurs cabriolent, battent des mains et crient : à la Courtille; vers celle heure consacrée, l'allégresse atteint son plus chaud paroxysme, on brise les verres, on se poche les yeux et on marche sur la tête.

Le musiciens de Glénac jouaient comme des possédés. Us avaient entonné cette gigue interminable, connue sous le nom de bal breton, et qui peut dérouler jusqu'à cent cinquante figures diverses, suivant la renommée. Danseurs et danseuses, enlevés par les cahots de cette musique nationale, bondissaient aveo enthousiasme. On se mêlait, on se choquait, on tombait sur le gazon avec de grands éclats de rire.

C'était charmant.

Et les invités de Penhoël ne pouvaient plus se plaindre d'être

48 l'aventurikb

abandonnés par leurs hôtes. Le maître, il e>t vrai, ne s'était pas montré de la soirée, mais madame avait reparu, apportant de bonnes nouvelles de l'Ange.

Elle présidait à la fête maintenant, assise auprès de Jean de Penhoël. Sa figure était bien pâle, mais l'effort qu'elle faisait gardait à ses traits réguliers et nobles une apparence de sérénité.

Personne n'a été sans remarquer que la province, si prude et si peu charitable, ne choisit pas toujours ses expressions parmi les plus châtiées, lorsqu'il s'agit de calomnier ou de médire. Quand la conversation arrive à un certain degré, les dents grin- cent, quand les langues s'aiguisent, la province est comme le latin qui, dans les mots, brave l'honnêteté et il n'est point rare d'entendre des locutions très téméraires tomber alors des bouches les plus vénérables.

En ce moment, la société faisait de la calomnie légère. Elle allait de l'un à l'autre, déchirant un peu Penhoël absent et risquant sur madame des hypothèses devant lesquelles une vale- taille insolente eût assurément reculé. Ensuite on passait à l'Ange, pour retomber sur quelqu'un des couples occupés à danser le bal breton. Puis on se demandait quelle vie menaient ces deux petites dévergondées, Cyprienne et Diane, qui étaient absentes depuis plus de deux heures!

Et c'était, ma foi, très significatif. On avait vu disparaître presque en même temps qu'elles ces deux grands fainéants de Roger et d'Etienne...

Les trois Grâces Baboin échangeaient, à ce sujet, avec la chevalière adjointe de Kerbichel, des observations d'une philoso- phie si avancée, que le chevalier adjoint et les trois vicomtes avaient envie de rougir.

Une chose bizarre, c'est que ces deux grands garçons d'Etienne et de Roger étaient revenus sans les petites! La Romance expli- quait cela en disant que ces demoiselles avaient friper leurs toilettes, pendant deux heures de promenade.

Etienne et Roger étaient rentrés ensemble dans le bal à peu près en même temps que Robert de Blois, M. le marquis de Pontalès et Macrocéphale. Tandis que ces derniers affectaient de se saluer en passant comme gens qui ne se sont pas vus depuis longtemps déjà, Etienne et Roger parcouraient d'un regard triste les groupes animés des danseurs.

Leur recherche s'était inutilement prolongée, et, en revenant au salon de verdure, ils avaient l'espoir d'y retrouver Cyprienne et Diane.

l'aventurier /19

Elles ne sont pas là! dit Roger avec un gros soupir. Deux heures d'absence au milieu d'un bal!

La physionomie d'Etienne était mélancolique et pensive.

Nous ne les reverrons pas ce soir... murmura-t-il; et il faut que je sois à Redon demain avant le jour; je ne pourrai pas lui faire mes adieux. Veux-tu te charger auprès d'elle de mon dernier message.

Avant de partir, répliqua Roger, tu peux encore la voir. Le jeune peintre secoua la tête.

Ce serait un moment cruel, dit-il; les heures de repos sont pour elles courtes et rares : pourquoi les troubler? Et puis, au moment de la séparation, je serais faible peut-être. Quand tu la verras, Roger, tu lui diras que je l'aimais... et que je n'aimera! jamais une autre femme en ma vie... et qu'au prix de tout mon bonheur je la voudrais voir heureuse..

Sa voix tremblait. Il y avait dans son accent une sensibilité profonde qui faisait contraste avec ses habitudes d'insouciance et la gaieté leste de sa philosophie parisienne.

Roger lui serra la main.

Je lui dirai que tu es le plus loyal garçon qui soit au monde! répondit-il; je lui dirai que tu as la fortune peut-être au bout de tes pinceaux... et que, si Dieu bénit ton travail, tu reviendras en Rretagne afin de la prendre pour femme.

Les yeux d'Etienne étaient humides.

Merci! murmura-t-il.

Nous sommes jeunes! reprit Roger avec un sourire ému; et Dieu est bon; peut-être que nous serons heureux tous ensemble quelque jour!

Pendant qu'ils causaient ainsi, Pontalès, Robert et l'homme de loi parcouraient le bal, et soutenaient leur rôle de gaieté forcée. Rlaise servait des rafraîchissements, afin de faire acte de présence.

Au moment Roger prononçait ces dernières paroles, pleines d'espoir souriant et de foi dans l'avenir, la figure de Ribandier sortit de l'ombre à quelques pas derrière lui.

Le maigre visage du uhlan était couvert de pâleur; ses yeux roulaient, hagards, et ses cheveux mêlés se hérissaient sur son crâne.

Les deux jeunes gens ne le voyaient point; par contre, les complices qui guettaient son arrivée l'aperçurent tous à la fois.

Le sourire contraint de Robert et de Pontalès se glaça sur leurs lèvres. Macrocéphale aurait voulu fuir, et Rlaise faillit laisser tomber le plateau qu'il tenait à la main.

OO L AVENTURIER

Il leur semblait à tous que le bal entier devait voir à nu leur détresse et deviner ce que signifiait l'apparition de ce visage livide du uhlan, qui se montrait à demi derrière l'une des portes du salon de verdure.

Celte apparition ne dura, d'ailleurs, qu'un instant. Lorsque les quatre complices s'enhardirent à jeter vers la porte un second regard, Bibandier avait déjà disparu.

Il prit une des allées du jardin au hasard et se dirigea vers un berceau désert.

Sur son passage, sans savoir ce qu'il faisait, il éteignait les lampions, comme si la lumière eût blessé sa vue.

L'obscurité se fît ainsi autour du berceau Bibandier s'arrêta.

li n'attendit pas longtemps. Une minute s'était à peine écoulée que les quatre complices arrivèrent l'un après l'autre. Personne n'osait interroger.

Eh bien! dit Bibandier d'une voix étouffée, vous ne me demandez pas mon histoire?

Il y avait quelque chose d'étrange et de solennel dans l'émo- tion suprême de ce bandit sans cœur, qui avait conservé si long- temps, en face du crime, sa froide et cynique gaieté.

En ce moment tout son corps tremblait, il semblait prêt à défaillir.

Que vous est-il donc arrivé? demanda enfin Bobert. Bibandier s'appuya, chancelant, contre le treillage du

ceau.

Elles sont mortes, dit-il. Elles étaient bien belles tontes deux. Maintenant elles sont mortes!

Et personne ne vous a vu! demanda Macroeéphale.

Mortes! répéta le uhlan, qui mit sa tète entre ses mains; tandis que je chantais en les conduisant vers le trou, elles me regardaient toutes deux avec leurs yeux angéliques. Je les encore, se reprit-il en frissonnant, leurs pauvres jolis corps cou-v chés sur la planche.

Il s'arrêta : sa voix s'embarrassait dans sa gorge : Les quatre complices I'écoutaient immobiles : une sueur froide leur baignait le front.

Quelqu'un n'a-t-il pas demandé, reprit-il sans relever la tête, si personne ne m'avait vu?

Moi. balbutia Lehivain.

Un homme m'a vu, répondit Bibandier, et i! vous a vus aussi, tous tant que vous êtes!

l'aventurier 5i

Qui est cet homme? demandèrent les quatre complices d'une seule voix.

Bibandier garda le silence.

Puis il reprit comme en se parlant à lui-même : J'avais promis! Il fallait en finir. Quand j'ai soulevé la pre- mière dans mes bras, l'autre s'est agitée au fond du bateau, et j'ai vu ses grands yeux se remplir de larmes. Elles ne pouvaient point parler, mais leurs regards se cherchaient. J'ai eu pitié! j'ai rapproché leurs deux visages, et leurs bouches ont pu s'unir encore une fois. Puis je leur ai mis au cou les deux pierres que M. Lehivain m'avait données

Le surlendemain de la Sain?- Louis, au matin, le bourg de Glénac vit une autre solennité. C était une fête d'un genre bien différent. La petite église avait son portail tendu de noir, et les paysans, que nous avons vus rassemblés sur l'aire, autour du feu de joie, s'échelonnaient, tristes et silencieux dans le cimetière.

On venait de dire la messe des morts sur deux cercueils, entourés de voiles blancs et ornés de ces fraîches fleurs qu'on jette, dernière parure, sur la tombe des jeunes filles.

Nous eussions trouvé tous les invités du manoir; mais la famille n'était représentée que par un de ses membres, le vieil oncle Jean, bien que le nom de Penhoël eût été prononcé deux fois dans l'oraison mortuaire.

Les cercueils fleuris contenaient les corps de Diane et de Cyprienne.

René, madame et l'Ange avaient manqué à la messe funèbre. Ce qui avait causé plus de surprise encore, c'avait été de ne voir ni Roger de Launoy ni le jeune peintre Etienne aux côtés de l'oncle en sabots.

Etienne et Roger, en ce moment, étaient bien loin de Glénac. Ils ignoraient tous les deux les événements de la nuit de la Saint-Louis.

Vers le point du jour, quelques heures après la fin du bal, ils avaient descendu l'escalier du manoir, afin de prendre la route de Redon. Roger faisait la conduite à son ami.

En passant sous la fenêtre des deux jeunes filles, Etienne s'arrêta et Roger appela Cyprienne et Diane par leurs noms à plusieurs reprises.

Point de réponse.

Elles dorment, dit Etienne, qui jeta sur son épaule son petit paquet de voyage, et partit enfin à grands pas.

C)2 L AVENTURIER

La route fut silencieuse entre les deux jeunes gens. A Redon, au moment de monter en voiture, Etienne dit à Roger en lui serrant une dernière fois la main :

Ecoute, ce Robert te déteste presque autant que moi, et Penhoël n'est plus le maître. Si tu étais forcé de quitter le manoir quelque jour, souviens-loi que je suis ton frère et que ma demeure, si petite et si pauvre qu'elle soit, sera toujours assez grande pour nous abriter tous deux.

La voilure partit pour Rennes et Roger resta seul.

Les dernières paroles de son ami soulevaient en lui de vagues craintes, mais il était bien loin de penser, cependant, qu'il dût être réduit jamais à profiler de l'hospitalité offerte.

Comme il entrait à l'auberge du père Géraud pour déjeuner, celui-ci lui remit une lettre arrivant par exprès du manoir.

La 'lettre était écrite par M. Robert de Rlois, et René de Penhoël avait mis au bas sa signature.

Cela s'était fait le matin même. Robert semblait avoir profité de la courte absence du jeune homme pour lui porter ce coup plus à son aise.

C'étaient quelques phrases sèches et sentant la raillerie, l'on disait à Roger, en substance, qu'il arrivait à lage d'homme, que les voyages forment la jeunesse, et que c'était pitié de le voir croupir loin du monde dans le petit bourg de Glénac.

Roger lisait cela le rouge au front. La forme de ce congé le rendait plus cruel encore.

Se voir éconduit froidement et avec moquerie, lui, le fils adoptif, dont l'enfance avajt été entourée de tendresse, lui, qu'on avait aimé pendant vingt ans!

Hélas! les pressentiments d'Etienne se réalisaient bien vite.

Roger n'hésita pas : il avait le cœur fier et le nom de Penhoël était au bas de la lettre. Il fallait partir; mais Cyprienne?

Avant de quitter le pays pour toujours, sa première idée fut de retourner au manoir, afin de dire adieu à la pauvre fille dont il emportait l'amour. Ce fut la crainte de se trouver face à face avec le maître de Penhoël qui l'arrêta. Il s'enferma dans une des ehambres du Mouton couronné et se mit à écrire.

Le papier courait sa plume fut mouillé plus d'une fois de ses larmes, et pourtant, parmi ses phrases désolées, il y avait de l'espoir, car il était jeune et plein de courage.

Il parlait pour lui et pour Etienne, dont il ne pouvait plus faire les adieux de vive voix; il disait aux deux sœurs : nous vous aimons, nous travaillerons, nous reviendrons...

Le père Géraud fut chargé de porter la lettre que les deux

pauvres jeunes filles ne devaient pas lire, hélas! et Roger monta à cheval pour courir après la voiture de Rennes.

Au lieu de remettre son message, le bon aubergiste s'age- nouilla dans l'église de Glénac et pria pour les deux pauvres filles mortes.

En l'absence du maître de Penhoël cl de madame, c'étaient M. le marquis de Pontalès et Robert de Rlois qui représentaient la famille en qualité d'amis, car le pauvre oncle Jean, écrasé sous sa douleur trop lourde, était incapable de s'occuper de rien.

En cette circonstance, il fallait bien le reconnaître, le marquis, Robert et même M. Lehivain avaient témoigné à la famille une affection empressée. Il n'y avait pas jusqu'au fossoyeur de la paroisse, le pauvre Ribandier, qui n'eût fait preuve d'un dévoue- ment très méritoire.

Les deux jeunes filles s'étaient noyées dans le marais, on ne savait trop comment. Les circonstances de leur fin restaient entourées d'un vague mystère. On disait seulement qu'ayant voulu traverser l'Oust sur un frêle batelet, elles avaient été emportées par le courant jusqu'à la Femme blanche.

Le fossoyeur Ribandier avait retrouvé sur le rivage, le lende- main matin, des débris de la barque, et c'était lui qui avait donné l'éveil.

Après une journée entière de recherches infructueuses, Pon- talès, maître Lehivain, Robert de Blois et son domestique Biaise étaient restés seuls sur le lieu présumé de la catastrophe, avec le veiir Bibandier.

Ce dernier, disait-on, avait plongé une grande partie de la nuit aux environs du tournant et avait fini par repêcher les deux corps. Du moins avait-on trouvé, le lendemain matin, deux cer- cueils déjà cloués à la porte de l'église.

Les actes de décès-avaient se faire en famille, M. de Penhoël étant maire.

Quant au curé, c'était un petit cousin du marquis de Pontalès.

D'ailleurs, personne ne songeait à douter : le malheur n'était que trop évident! Chacun pleurait et priait autour de ces pauvres petits cercueils que la terre allait sitôt recouvrir.

S'il y avait des doutes parmi la foule sombre et consternée, ce n'était pas sur la mort elle-même, mais bien sur les circonstances qui avaient accompagné la mort.

Cyprienne et Diane savaient conduire un bateau sur un marais aussi bien que pas un pêcheur de inacres. Elles étaient habiles nageuses : comment ne pas concevoir des soupçons?

Plus d'un regard défiant se fixait à la dérobée sur Pontalès et sur Robert.

54 l'aventurier

Il eût suffi d'un mot peut-être pour changer la douleur com- mune en colère, et alors, malheur aux assassins! Mais ce mot, personne ne le prononçait. Il n'y avait point de preuves, et certes le crime ne pouvait se lire sur les figures tranquilles du marquis et de M. de Blois.

Ils étaient remplaçant la famille; les paysans pouvaient voir sur leurs physionomies, composées habilement, une tristesse recueillie el caime.

Les soupçons tombaient; d'ailleurs, parmi les paysans, ceux qui ne récitaient point la prière funèbre étaient occupés tout entiers à parler de la catastrophe et des pauvres enfants qu'on avait vues, l'avant-veille encore, si jeunes et si belles, ouvrir le bal de la Saint-Louis.

Homme et femmes chuchotaient à la porle de l'église, et. comme c'est l'habitude des bonnes gens de Bretagne, chacun cherchait dans ses souvenirs un présage à cetie mort funeste.

Le vieux Benoît l'avait bien dit! murmurait-on; personne ne voulait le croire, quand il répétait que les filles de Penhoël seraient trois Belles de nuit avant le jour de sa mort. En voici deux déjà!

Et la petite demoiselle Blanche est bien malade!

Elles reviendront, les chères filles! reprenait une ménagère en égrenant un chapelet.

Une voix effrayée s'éleva au milieu du groupe et dit :

Elles sont déjà revenues! Chacun tressaillit et se '.approcha.

C'était le petit Franchi qui avait parlé. Il était tremblant et tout paie.

Oui, poursuivit-il en baissant les veux, c'est moi qui ai dit le premier de profundis pour le salut de leurs âmes... car je les ai vues cette nuit... et j'ai bien reconnu qu'elles étaient mortes.

Le père Géraud avait fendu la presse et tenait l'enfant, par le bras.

Tu les a vues? balbutia-t-il.

Le petit paysan frémissait de tous ses membres.

Celait ce matin, une heure avant le jour, dit-il; j'allais au marais chercher nos chevaux: j'ai vu quelque chose de blanc qui remuait au pied de l'aulne l'on amarre le grand bac de Port-Corbeau. J'avais peur, mais j'ai pensé tout de suite aux demoiselles. Oh! je les ai bien reconnues! Elles portaient les mêmes robes que le soir du bal! Elles étaient toutes deux age- nouillées au pied de l'arbre, et il me semblait qu'elles creusaient

l'aventurier 55

la lerre. J"ai fait du bruit en me sauvant, et quand je me suis retourné pour voir encore, elles avaient disparu.

On entamait la dernière hymne sous la porte de l'église. Les paysans se lurent et mêlèrent leurs voix émues à celles des prêtres.

La société, qui avait occupé pendant le service la place d'hon- neur, au-devant de l'autel, sortait en ce moment; la société causait ici comme dans le salon de verdure.

Pauvres chères filles! gémissait l'aînée des trois Grâces Baboin; qui aurait pensé jamais cela?

Elle essuya une larme entièrement invisible.

Ce que c'est que de nous! soupira la Romance. Madame veuve Claire Lebihinic regardait du coin de l'oeil !es

trois vicomtes pour constater l'effet produit par sa toilette de deuil.

Mesdames, dit gravement le chevalier adjoint de Kerbichel, c'est la loi commune.

Le petit frère Numa fit observer ceci :

Le pauvre en sa cabine le chaume ie ce

Est sujet à ses lois;

Le chevalier adjoint interrompit :

El la garde qui veille aux barrières du Louvre N'en défend pas nos rois!

Ah! murmura la Cavaline, les hommes n'ont pas de coeur! Au lieu de pleurer comme nous autres femmes, ils citent des passages de Bossuet ou de Voltaire!

La porte de l'église s'ouvrit à doux battants et le convoi sortit, escorté par les jeunes filles du bourg. Devant les cercueils, les danseuses du bal de la Saint-Louis marchaient, vêtues encore de leurs robes blanches.

L'oncle Jean, soutenu par le père Chamelle, suivait le cor- tège, ainsi que Pontalès, Robert, maître Lehivain et Biaise.

Prêtez-moi votre flacon, ma chère demoiselle, dit la che- valière adjointe à Eglanline Baboin-des-Bozeaux de l'Etang : j'ai bien peur de me trouver ma!!

Ma chère dame, répliqua la Romance, il faut se Taire une rai.-on. voyez-vous! Dieu sait que mes sœurs et moi nous aimions les pauvres petites plus que personne, mais à présent tout est fini et le désespoir n'y fait rien!

D'ailleurs, reprit la Cavatine, passant des sanglots au com- mérage par une habile tangente, faut-il beaucoup regretter la vie pour elles?

Toute la partie féminine de la société poussa en chœur un gros soupir.

56 l'aventurier

Hélas! reprit la Romance, elles n'étaient pas heureuses! C'est au point que je ne me suis pas révoltée, comme j'aurais le faire peut-être, quand on m'a parlé de suicide.

La Romance prononça ces derniers mots discrètement et juste assez haut pour que tout le monde pût les entendre.

Oh! mademoiselle! se récrièrent les vicomtes.

Mme veuve Claire Lebihinic et la chevalière adjointe ouvraient les yeux et les oreilles, flairant une médisance de haut goût.

La Romance baissa la voix davantage et leva ses regards uu ciel.

Je ne1 connais pas ces choses-là, murmura-t-elle; mais on dit que quand les jeunes filles ont été trompées...

Ça arrive tous les jours! interrompit madame Claire Lebihinic.

Et voyez! reprit la Romance encouragée, voyez si Roger et ce vagabond d'Etienne ont osé paraître à l'enterrement 1

On chercha des yeux les deux jeunes gens.

C'est vrai! dit un des vicomtes : je n'avais pas songé à cela.

Et dans l'esprit de chacun la mémoire les deux filles de l'oncle Jean fut ternie.

Le convoi atteignait la porte du cimetière se trouvaient les sépultures des Penhoël. Les trois Grâces Raboin gardèrent le silence, contentes désormais d'avoir jeté quelques fleurs sur ces pauvres tombes.

L'aspect du cimetière était triste et morne, les chants faisaient trêve. Les paysans, muets et le rosaire à la main, se rangeaient autour des deux fosses ouvertes.

Ribandier était à son poste de fossoyeur.

Au moment il étendait la main pour mettre le premier cercueil en terre, un bras se posa au-devant de lui et le fit reculer.

En même temps, une clameur sourde, mêlée de surprise et d'épouvante, courut dans le cercle des bonnes gens.

Entre le fossoyeur et les deux bières, une sorte de fantùme, que sa maigreur faisai! paraître d'une taille démesurée, venait de se dresser, sortant on ne sait d'où.

Il était si hâve et si décharné, que tous, en ce premier moment, crurent que la terre s'était ouverte pour lui livrer pas- sage.

Puis un nom domina les murmures de la foule.

Renoît Haliganl disait-on; Renoît le sorcier 1

l'a\ entïjrier

Le voir en ce lieu étail aussi étrange assurément que de voir un spectre percer la terre.

Comment avait-il quitté le grabat sa longue agonie le clouait depuis des mois entiers? quelle force mystérieuse l'avait aidé à monter la colline?

Chacun, dans le cimetière, regardai! avec stupéfaction.

Benoît se tenait droit et raide auprès des fosses. Son œil cave se fixa d'abord sur Bibandier, qui tourna la tête; puis sur Pon- talès, Robert de Blois, maître LehivaiD et Biaise, qui ne purent s'empêcher de baisser les yeux.

Apres quelques secondes de silence, le vieux passeur courba lentement sa haute taille et soupesa les deux bières l'une après l'autre.

Tandis qu'il se redressait, on vit autour de sa lèvre fiélrie une sorte de sourire.

Que Dieu prenne exi pitié ceux qui x i\ iMit et ceux qui sont morts! dit-il en croisant ses bras sur sa poitrine.

Il salua Jean de Penhoël en l'appelant par si ui nom, el sortit du cimetière. La foule lui fit un large passage.

En redescendant la colline, ses jambes amaigries chancelaient sous le poids de sOn corps; mais il ne s'arrêtait point. Il ni" c< de marcher qu'en atteignant te rivage de l'Oust, au pied de l'aulne le grand bat' était amarré.

Une fois là, il se mit sur ses genoux et approcha sa lèle du sol qui semblait avoir été remué fraîchement.

Ses mains ridées se joignirent et il se laissa choir, épuisé, sur l'herbe en murmurant :

Que Dieu et la Vierge les protègent!

Au cimetière, la fête lugubre était finie, et Bibandier, ache- vant son office de fossoyeur, recouvrait de terre les de Diane et de Cyprienne.

58 l'aventurier

Yli

DEUX TûMHES

On entendait jusque dans la chambre de l'Ange le son métal- lique et vibrant de la grande pendue du salon, qui sonnait len- tement neuf heures. C'était le soir de la messe funèbre, dite à la paroisse de Glénac, pour Diane et Cyprienne de Penhoël,

La veille, à ce même moment, la grande pendule du salon aurait bien pu sonner pendant un quart d'heure sans que personne y prît garde, au milieu des joyeux bruits de la fête. Mais c'était du plaisir que les hôtes de Penhoël étaient venus chercher au manoir : ils avaient fui devant ce deuil qui s'était glissé tout à coup parmi la joie promise.

Que faire en une maison mortuaire? Les hôtes de Penhoël étaient tous partis jusqu'au dernier. A présent, au lieu i rumeurs du bal, on avait le silence morne; au lieu de cette foule remuante et. rieuse qui animait ies verts bosquets du jardin, la solitude; au lieu des illuminations prodiguées, les ténèbres épaisses et muettes.

On eût dit une maison abandonnée. Sur toute la façade du manoir on ne voyait que deux lueurs faibles et perçant à peine la soie des tentures; une de ces lumières brûlait chez René de Penhoël, l'autre éclairait la chambre de l'An

Madame était assise au chevel de sa fille. Blanche dormait d'un sommeil inquiet et plein de tressaillements. La douleur qui l'avait navrée tout le jour revenait sans doute en ses rêves, car la pauvre enfant se plaignait et gémissait dans son sommeil.

Blanche avait bien pleuré : Cyprienne et Diane n'étaient plus là, ses deux cousines qu'elle aimait tant! La veille encore, elle enviait leur sourire, et maintenant on les avait mises en terre. La pauvre Blanche avait subi, pendant toute la journée, cette

L AVENTURIER

•'0

douleur pleine d'étonnement et d'effroi qui prend les enfants au premier aspect de la mort.

A son âge et quand on n'a pas vu encore s'en aller pour jamais une personne chère, on ne croit pas tout de suite à l'éter- nelle séparation. L'esprit repousse longtemps l'idée de la mort, et de vagues espoirs s'obstinent au fond du cœur.

Blanche avait pensé plus d'une fois dans la journée que tout cela était un songe funesie. Dès que ses paupières se fermaient, fatiguées de larmes, elle croyait voir les douces figures de ses cousines sourire à son chevet.

Est-ce cru 'on meurt ainsi toute jeune et toute belle? Esi-ce que la tombe peut s'ouvrir au seuil de la salle de bal?

Les yeux de l'Ange étaient rouges et humides encore. Le sommeil l'avait surprise, sans doute, au milieu d'une prière, car ses mains restaient jointes sous sa couverture. Elle était beaucoup plus changée que le soir de la Saint-Louis. La maladie ne pouvait point lui enlever son exquise beauté, mais son visage portait les traces de la souffrance physique et de l'affaiblissement.

Il n'en fallait pas tant d'ordinaire pour que l'œil de madame, attentif et inquiet, ne quittât pas un seul instant les traits de sa fille chérie. Mais aujourd'hui, Marthe de Penhoël tenait ses regards cloués au sol et semblait oublier la présence, de l'Ange.

La figure de Marthe semblait être de pierre. Depuis la tombée du jour, elle était assise à la môme place : elle n'avait pas fait un mouvement.

Ses yeux, fixés à terre, n'avaient point de pensée. Le sang avait abandonné complètement sa joue livide et comme moite.

Plusieurs fois avant de s'endormir, accablée, Blanche lui avait adressé la parole : point de réponse.

Et c'était étrange! Madame accueillait si avidement d'ordinaire chaque mot tombant des lèvres de sa fille!

Quand une torture trop poignante déchire l'âme, on devient insensible et sourd.

Mais quelle était celte torture? Du vivant des filles de l'oncle Jean, Marthe de Penhoël était bien froide envers elles. La mort des deux pauvres enfants l'avait-elle donc changée au point de mettre à la place de sa froideur des regrets navrants et pas- sionnés?

Ou sa douleur avait-elle une autre cause?

Marthe était seule et nulle oreille amie ne s'ouvrait pour rece- voir sa confidence. Sa pensée restait un secret entre elle et Dieu.

Quand le son de la pendule du salon arriva jusqu'à son

60 L AVENTURIER

oreille, h travers les murailles épaisses, sa tête, qui se renversait Au dossier de son fauteuil, se pencha en avant, comme pour

écouler.

Elle compta jusqu'à neuf; puis ses mains se croisèrent, froides cl blanches, sur sa robe de deuil.

Neuf heures! murmura-t-elle d'une voix brève- et altérée; la dernière fois quelles chantèrent, l'heure sonna pendant le second couplet. Je m'en souviens, c'était neuf heures!

Elle s'arrêta comme si son esprit eût écouté en songe une lointaine mélodie.

Puis deux larmes brillèrent dans ses yeux, jusqu'alors secs et brûlants.

Elle se prit à dire lentement, et comme si elle n'avait point eu la conscience de ses propres paroles, les derniers vers du chant des Belles de nuit :

('elle brise, c'est Ion haleine,

Pauvre âme en peine; Et l'eau qui perle sur les fleurs,

Ce irs...

In long soupir souleva sa poitrine.

Toutes deux! murmura-l-ellc. S'il revient, que lui dirai

En ce moment, Blanche rendit un soupir plus distinct. Madame releva les yeux sur elle. Mais son regard, au lieu de cet amour exclusif et jaloua qui l'animait naguère lorsqu'elle templait l'Ange, exprima une sorte de colère concentrée.

Mademoiselle de Penhoël! prononça-t-elle avec un sourire amer : l'héritière! Toutes les joies vous étaient dues! Tous les respects... et tout l'amour! Pour elles, rien! Etaient-elles moins belles ou moins bonnes? Mon Dieu! mon Dieu! toutes mes cares- ses étaient pour l'une et 'les autres souffraient, dédaignées : les autres qui se dévouaient et qui mouraient pour moi!

Ses sourcils étaient froncés; son regard se fixait toujours, dur et froid, sur Blanche endormie.

Mademoiselle de Penhoël! répéta-t-elle avec une amertume croissante : la fille de la maison! Les autres s'asseyaienl au bas bout d<> la table... et n'élait-ce pas par charité qu'elles mangeaient le pain du manoir?

Elle se leva d'un mouvement brusque et continua en s 'adres- sant à l'Ange, comme si la pauvre enfant eût pu l'entendre :

Vous leur aviez ton! pris, vous! leur place dans le monde... leur héritage... jusqu'au sourire de leur mère!

Une larme vint mouiller les cils baissés de Blanche qui rêvait. La tète de madame se pencha sur sa poitrine.

l'aventurieb 6i

Jusqu'au dernier joui! reprit-elle; oh! il m'a fallu rester auprès de votre lit, tandis que des étrangers jetaient la terre bénite sur leur tombe! Abandonnées! abandonnées depuis le berceau jusqu'à la mort!

Elle se couvrit le visage de ses mains et garda le silence per- dant quelques minutes; puis, se redressant tout à coup, elle dit avec un élan de passion:

Après la mort, du moins, on peut les aimer, je pense! Dormez heureuse, Blanche de Penhoël. Pour la première fois, je vais vous abandonner, ma fille, afin de prier pour elles!

Marthe oublia de mettre un baiser sur le front de sa fille. Elle traversa la chambre à pas lents et s'engagea dans les corridors du manoir, après avoir Fermé la porte à double tour.

Elle ne rencontra ni valets ni maître sur son chemin. La mai- son semblait déserte.

Une fois dehors, clic pressa le pas pour se diriger vers la paroisse de Glénac, qui était distante d'un grand quart de lieue.

Le temps était lourd et accablant comme la veille; seulement une brise tiède soufflait par rafales et déchirait çà et le voile de nuages qui couvrait le ciel. La lune se montrait par inter- valles, faisant sortir des ténèbres les marais et les montagnes. Cela durait une minute, et tout disparaissait, envahi de nouveau par la nuit victorieuse.

Le long de la route solitaire, Marthe de Penhoël chancela plus d'une fois, car elle était bien faible. Plus d'une fois elle s'arrêta saisie d'épouvante, parce qu'un rayon de lune, glissant tout à coup à travers les arbres lui montrait, couchées sur l'herbe, deux enfants immobiles et endormies dans leurs robes blan- ches...

D'autres fois, quand son regard se tournait vers le marais qui s'étendait sur sa gauche à perte de vue, il lui semblait qu'une voix triste murmurait à son oreille les mélancoliques paroles du chant breton.

C'était l'heure les vierges mortes viennent pleurer la vie sous les saules. Mari lie apercevait comme des ombres vagues qui se mouvaient au bord de l'eau. Pauvres Belles de nuit! Marthe était une fille de la Bretagne. Ses yeux se mouillaient de larmes et ses bras s'étendaient vers les saules.

Le cimetière de Glénac fait le tour de la petite église, dont les murailles indigentes et décrépites s'élèvent à mi-coteau, dominant tout, le paysage que nous avons décrit plus d'une fois. L'unique rue du bourg descend tortueusement vers le marais et baigne ses dernières maisons dans les grandes eauv, lorsque vienl

6r> l 'aventurier

le déris. Le tournant de Trémeulé est situe sur la paroisse de Glénac, et la Femme blanche a mis bien des fois en branle les cloches de la flèche pointue et bleue, pour sonner le glas des noyés. Derrière l'église il y a deux grands ifs, si touffus qu'on ne voit point le ciel à travers leurs branches. Ils dépassent en hauteur la croix de pierre qui marque, sur la toiture, la place de l'autel. Les vieillards disent que les pères de leurs grands- pères ont vu ces arbres hauts et touffus déjà : ils ont des siècles d âge.

Entre les deux ifs, une balustrade en bois séparait du com- mun des tombes un espace carré : c'était la sépulture de Penhoël depuis qu'on n'enterrait plus sous les dalles de l'église.

Marthe entra dans l'enceinte la lumière de la lune lui montra les deux tombes toutes fraîches et que nulle pierre ne recouvrait encore.

Marthe se mit à genoux entre les deux tomber, et demeura longtemps immobile. L'air sentait, l'orage; le vent commençait à se lever, fouettant l'atmosphère pesante; le gras feuillage des ifs s'agitait par intervalles et la girouette de l'église, tournant à ce souffle incertain qui précède la tempête, jetait dans la nuit sa plainte rauque.

Marthe n'entendait rien, seulement, quand ie vent portait et que le bruit sourd du tournant de Trémeulé montait jusqu'à elle, son corps semblait éprouver un choc soudain.

Elle savait que les cadavres des deux jeunes filles avaient été retrouvés sous la Femme' blanche.

Les minutes s'écoulaient; Marthe restait, toujours muette et sans mouvement. Au bout d'un quart d'heure environ, elle rejeta en arrière ses longs cheveux qui lui couvraient le visage, car elle était sortie tête nue. Sans l'ombre épaisse projetée par les deux ifs, on eût pu voir en ce moment sur. ses Iraiîs un sourire tranquille et doux.

Sa douleur s'endormait en un rêve.

Diane! dit-elle tout bas.

Et comme le silence seul répondait à cet appel. Marthe se tourna vers l'autre tombe.

Cyprienne! dit-elle encore. Toujours le silence.

Marthe mit ses deux mains sur son coeur; un éclair se faisail dans la nuit de son intelligence.

C'est donc bien vrai! murmura-t-elle. Je ne verrai plus leur sourire. Elles sont la toutes deux dans la terrel M'entendent-

l'aventurier 63

elles ? savent-elles comme je les trompais? et tout ce qu'il y avait pour elles d'amour au fond de mon cœur?

Elle joignit ses mains sur ses genoux; ses yeux ne pouvaient point pleurer, mais dans sa voix brisée il y avait des larmes.

Pauvres enfants! reprit-elle; pauvres enfants chéries! belles âmes qui viviez de dévouement et de tendresse! Elles se croyaient dédaignées; autour d'elles il n'y avait que froideur, et jamais une plainte! Il y a deux jours encore, quand je les trouvai agenouillées à mes côtés comme deux anges consolateurs, elles me parlèrent de mourir pour moi, et moi je n'eus que des paroles de raillerie! Oh! pitié! pardon! je vous aimais! je vous aimais!

Des pleurs brûlants inondaient maintenant sa joue, et des sanglots soulevaient sa poitrine haletante.

Je vous aimais! poursuivit-elle en faisant signe de presser contre son cœur une personne chère : Dieu le savait; Dieu voyait mes larmes et connaissait mon martyre! Oh! vous ne souffriez pas seules, pauvres enfants, et maintenant que vous êtes des saintes dans le ciel, priez pour moi, qui reste après vous ù souffrir!

Elle n'avait plus de voix. Le silence régna dans le cimetière. Quand .Marthe reprit la parole, son accent élai! doux et tout plein de caresses.

Dieu est bon, dit-elle; je sens bien que je ne serai pas long- temps sans vous revoir. Que de baisers quand nous serons touie* ensemble! Je ne me cacherai plus; je vous montrerai mon âme. Nous aimer! nous aimer! ce sera notre joie dans le paradis.

Elle tressaillit et releva tout à coup sa taille affaissée.

Blanche! dit-elle, comme si une voix eût murmuré ce nom à son oreille; c'est vrai... je l'avais oubliée.

Puis elle ajouta avec amertume :

Toujours elle entre vous et moi... Toujours! Et voua l'aimiez, pauvres martyres, cette enfant heureuse qui vous prenait ma tendresse. Blanche! oui, je suis sa mère; il faut que je veille sur elle; et je n'ai pas le temps de rester avec vous!

Avant de se relever, elle toucha de ses lèvres la terre humide qui recouvrait les deux tombes.

Au revoir! murmura-t-elle je reviendrai demain.

Elle sortit du cimetière. Tandis qu'elle reprenait la route parcourue, le vent qui gagnait à chaque instant en violence la frappait au visage. Au bout de quelques minutes, l'espèce de voile qui était sur son esprit se déchira. Pendant l'heure qui venait de s'écouler, elle avait agi et parlé comme en un rêve. Maintenant elle se retrouvait tout à coup en face de la réalité : la pensée de sa fille envahissait de nouveau son cœur.

64 l'aventurier

Elle n'avait pas tout perdu, puisque Blanche lui restait, Blan- che, son cher trésor.

Si on lui eût rappelé l'amertume récente de ses paroles, alors qu'elle s'agenouillait entre les deux tombes. Marthe n'y aurait point voulu croire.

Reprocher à l'enfant adorée l'amour qu'on lui prodiguait, n'était-ce pas un blasphème?

Marthe pressait le pas.

Elle se disait que l'Ange se serait peut-être réveillée pendant son absence et qu'elle aurait appelé en vain.

Elle se voyait d'avance rentrant dans la chambre un moment désertée, et s'élançant vers le petit lit pour couvrir de baisers "le front de l'Ange.

De l'Ange qui souriait contente et guérie...

Oh! il y avait encore du bonheur dans sa misèrel

Ces pauvres coeurs frappés prennent tout à l'extrême; ils, n'ont plus de règle, parce que leur force est brisée. On les voit passer du désespoir à l'allégresse, et tout sentiment chez eux semble exalté par une sorte de fièvre.

L'âme de Marthe s'inondait de joie. Blanche était tout pour elle en ce moment. Toutes ses facultés d'aimer se rattachaient à Blanche. '

Le même paysage triste était toujours autour d'elle : la col- line, tantôt ensevelie dans la nuit, tantôt effleurée par la lueur pâle qui tombait de la lune; le marais immense et plat, au milieu duquel se dressait la fantastique figure de la Femme blanche, qui aurait lui parler encore des deux jeunes filles mortes...

Mais elle ne voyait plus avec les mêmes yeux. Il lui semblait que la nuit souriait au-devant de ses pas. Elle était forte; sa marche ne chancelait plus; elle se hâtait, consolée, parce qu'elle voyait briller au loin, sur la façade sombre du manoir, la lumière qu'elle avait laissée dans la chambre de sa fille.

Vers cette même heure, un cavalier suivait la route de la Gacilly à une demi-lieue de Redon. Ce cavalier avait la même pensée que madame, et son cœur joyeux battait bien fort au souvenir de Blanche qu'il allait revoir.

C'était Vincent de Penhoël arrivant de Brest à l'aide de pièces d'or que Berry Montait, le nabab de Mascate, lui avait données.

Vincent avait payé le capitaine anglais et s'était dirigé vers rille-et-Vilaine, sans passeport, au risque de tomber entre les mains de la justice : il était si pressé de revoir Penhoël!

11 poussait son cheval, et ne» ^'inquiétait guère plu-; que

l'avbnturieb G5

madame de l'orage menaçant, qui courbait déjà les branches flexibles du taillis.

Comme il arrivait à la hauteur du bourg de Bains, dans ce même chemin creux nous avons vu l'armée du uhlan Biban- dier arrêter jadis Robert et Biaise, il entendit au-devant de lui le pas d'un cheval, et l'instant d'après un cavalier passa au grand galop, à son côté.

Vincent crut apercevoir confusément que le cheval portait un double fardeau, un homme et une femme.

Gela ne le regardait point assurément, et pourtant son cœur se serra.

Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il appela le cavalier et le somma de s'arrêter.

Mais celui-ci avait déjà disparu à un coude de la route : Vin- cent n'eut point de réponse.

Un irrésistible instinct lui fit tourner la tête de son cheval; il fit même quelques pas en arrière, et la pensée que l'inconnu était beaucoup mieux monté que lui put seule l'arrêter.

Il continua sa route vers Penhoël, la tête basse et frappé par un pressentiment triste qu'il ne pouvait secouer.

Madame venait de rentrer au mano:r de Penhoël. Les corri- dors étaient toujours déserts. Elle trouva la porte de l'Ange fermée à double tour comme elle l'avait laissée.

Elle fit tourner vivement la clef dans la serrure et s'élança vers le lit, les bras tendus, le sourire aux lèvres.

Le lit était vide.

Madame ne perdit point son sourire.

Petite méchante, murmura-t-elle, qui a voulu me punir de l'avoir laissée seule un instant.

Elle chercha en se jouant derrière les rideaux et sous les portières.

Blanche! appela-t-elle sans élever la voix : es-tu? Blan- che ne répondait pas.

Madame ouvrit les portes du cabinet et en fouilla les moindres recoins.

Blanche! répéta-t-elle d'une voix altérée déjà, ne cherche pas à m'effrayer plus longtemps, ma fille. Si tu savais, je n'ai (,ue trop de raisons de craindre! Blanche! Blanche! je t'en prie!...

Elle tremblait, mais souriait encore.

Tout à coup, elle poussa un grand cri et se laissa choir sur ses deux genoux.

Elle venait de voir la fenêtre ouverte et la tête d'une échelle dont le3 derniers barreaux dépassaient le balcon

fifi l'aventurier

VIII

LE PORTEFEUILLE

Pendant deux ou trois minutes, Marthe de Penhoël resta comme anéantie.

Le coup la frappait d'autant plus rudement qu'il était plus imprévu; jusqu'au dernier moment, elle avait refusé de croire à un malheur sérieux.

Que craindr •? un enlèvement? Mais qui aurait pu avoir l'idée d'enlever cette pauvre enfant, malade et. faible? n'eût-ce point été un assassinat?

Maintenant que Marthe recouvrait la faculté de penser, sa conscience répondait à cette question : les autres ont bien été assassinées!

Mais la lumière se faisait lentement dans son esprit, et, à mesure qu'elle réfléchissait, les doutes revenaient en foule avec l'espoir.

C'était impossible! qui donc aurait enlevé Blanche? Marthe ne pouvait nommer qu'un seul coupable, et celui-là n'avait pas besoin d'employer les mesures extrêmes. Robert de Blois était le maître au manoir de Penhoël, depuis bien longtemps chacun devait accomplir ses moindres volontés. On n'arrache pas une pauvre fille à son lit de souffrance, quand on peut la garder à vue comme une captive, et qu'on la tient, en son pouvoir.

Pourtant, de la place elle était tombée sur ses genoux, Marthe pouvait voir encore les derniers barreaux de l'échelle dressée contre la fenêtre. Il n'y avait pas à lutter contre cette preuve si évidente, Marthe courbait la tête, et c'était, machina- lement que sa bouche répétait encore :

Blanche! Blanche! je t'en prie, ma fille, ne te cache plus!

Il y avait déjà longtemps que Marthe était ainsi prosternée,

l'aventurier 67

la tête sur sa poitrine, et ne trouvant point la force de se relever. Elle voulait implorer Dieu, mais sa mémoire lui refusait en ce moment ses prières si souvent répétées. Elle ne pouvait prononcer qu'un mot : Blanche! Blanchel

Comme elle essayait, pour la vingtième fois peut-être, de se dresser sur ses pieds, afin de jeter au moins un regard en dehors. la porte s'ouvrit doucement.

Un immense espoir envahit le cœur de la pauvre mère; son âme passa dans ses yeux, qui se fixèrent, avides, sur la porte entrouverte.

Personne ne s'y montrait encore.

Blanche! murmura madame. Oh! lu me fais mourir! C'est toi, n'est-ce pas, c'est toi?

La porte s'ouvrit tout à fait, et, au lieu de la charmante figure de l'Ange que Marthe s'attendait à voir, ce fut le visage sombre du maître de Penhoël qui apparut sur le seuil.

Bené avait ses cheveux gris épars et les rides de son front sen» blaient se creuser plus profondes. Sa joue était blême, à l'excep- tion de cette tache d'un rouge ardent que l'ivresse mettait, chaque soir, à ses pommettes osseuses et amaigries. Il avait les yeux hagards, mais non pas éteints comme à l'ordinaire, et dans sa prunelle sanglante on lisait comme une colère vague et aveuglée.

Il était ivre.

Il se retenait des deux mains aux montants de la porte.

On vous trouve enfin, madame, dit-il d'une voix embar- rassée. Voilà longtemps que je vous cherche... Debout et suivez- moi.

La pauvre Marthe tâcha en vain d'obéir. Et tout en s'efforçani, elle murmurait :

Ma fille! par pitié, Bené, dis-moi est ma fille!

Les sourcils de Penhoël se froncèrent. Sa figure était effrayante à voir.

Ne m'avez-vous pas entendu? s'écria-'. -il; ou ne suis- je déjà plus le maître?

Marthe ne pouvait bouger, René traversa la chambre d'un pas lourd et chancelant. Quand il fut arrivé auprès de sa femme, il se baissa pour lui saisir le bras, et ce mouvement faillit lui faire perdre l'équilibre, tant l'eau-de-vie chargeait pesamment sa tête.

Il ne tomba pas cependant, et Marthe poussa un cri faible, parce que la main brutale de René lui écrasait le bras.

Il la souleva de force et la traîna, brisée, jusque dans le corridor.

OS l'aventurier

Il y avait des années que le maître de Penhoël laissait sa femme dans l'abandon, mais il ne l'avait jamais maltraitée. Aux heures même de son ivresse quotidienne, il avait toujours gardé vis-à-vis d'elle les dehors du respect.

Cette violence soudaine, dont le motif ne se pouvait point deviner, faisait diversion à l'angoisse de Marthe, qui s'effrayait et qui disait :

Que voulez- vous de moi, monsieur? Laissez-moi 1

René ne répondait point et la forçait toujours de suivre son pas incertain le long du corridor.

Personne ne se montrait sur leur route. Durant cette soirée, on eût dit que ce qui restait d'hôtes au manoir affectait de se cacher.

On n'avait .vu ni Pontalès, ni l'homme de loi, ni Robert, ni Biaise.

René fit traverser à sa femme le corridor entier et descendit avec elle le grand escalier du manoir. Il s'arrêta devant la porte du salon qu'il ouvrit.

Entrez, dit-il.

Le salon était éclairé par une seule lampe, qui brûlait sur une table, à côté d'un verre et d'un flacon vides. C'était que Penhoël avait passé sa soirée.

Marthe fit quelques pas dans le salon et tomba épuisée mit un siège.

René agita une sonnette.

De l'eau -de-vie! cria-t-il de loin au domestique dont les pas se faisaient entendre au dehors.

Le domestique s'éloigna et reviut l'instant d'après avec un nouveau flacon d'eau-de-vie.

Allez- vous-en, lui dit René, et qu'on serve le souper ici dans une heure.

La porte se referma. Penhoël était seul avec sa femme. Il se versa un plein verre et prit place auprès d'elle.

Vous êtes pâle, madame, commença-t-il; je crois que vous avez peur : vous savez donc ce que j'ai à vous dire?

Au nom du ciel, monsieur, murmura Marthe, qu'est deve- nue ma fille?

Penhoël la regardait en face, et ses yeux avaient une expres- sion effrayante.

Une idée fixe lui restait dans son ivresse, une pensée de colère et de châtiment cruel.

Votre fille! répéta-t-il, que m'importe cette enfant?

N'est-elle pals à vous, René? voulut dire Marthe.

l'aventurier l)\)

Silence! Je suis le maître pour une heure encore. J'ai le temps de vous juger et de vous punir.

Marthe releva sur lui son regard étonné. Penhoël poursuivit en essayant de railler :

Votre fille? nous vous dirons ce qu'est devenue votre fille, madame!

Et il ajouta d'un accent plus amer :

L'enfant qu'on appelle l'Ange de Penhoël... la honte... le déshonneur de toute une race!

Monsieur!... voulut dire encore Marthe.

Silence! il n'est pas temps de parler de votre Ange, madame; vous avez d'autres amours. Et puisque nous sommes seuls tous deux, nous pouvons bien causer affaires de famille!

Il mit sa main sous sa veste de chasse et en retira un petit portefeuille vert. Marthe ne pouvait plus pâlir, mais elle tres- saillit et sa taille se redressa. Le premier mouvement d'épouvante fut en elle si vif, qu'un instant elle oublia sa fille.

Penhoël eu un sourire.

Comme vous regardez mon portefeuille, madame! dit-il : c'est une vieille connaissance pour vous. Je parie que vous auriez donné bien de l'argent pour le revoir!

Il parlait vrai celte fois. Le portefeuille était celui que nous avons vu entre les mains de Robert de Blois, lors de son rendez- vous avec madame, le soir de la Saint-Louis. Et c'était contre madame une arme cruelle, sans doute, puisque Robert n'avait eu qu'à montrer ce portefeuille pour vaincre à l'instant même h résistance de la pauvre femme.

L'homme le plus froid aurait eu compassion à voir Marthe en ce moment. Elle n'avait plus la conscience exacte de tous les malheurs qui pesaient sur elle, mais elle sentait son cœur se briser. Ses cheveux détachés tombaient, alourdis et mouillés par une sueur glacée. Son visage exprimait une si terrible angoisse qu'il n'aurait pu changer davantage à l'heure de l'agonie.

Penhoël n'avait point pitié.

Je comprends bien maintenant) continua-t-il, pourquoi vous m'engagiez, l'autre jour, à vendre le manoir. On vous avait menacée de ceci, madame! N'est-ce pas que vous auriez donné tout ce que vous possédiez au monde pour ravoir votre secret?

Pour ma fille! balbutia Martbe; mais devant Dieu, qui nous entend, je suis innocente, René, je vous le jure!

Penhoël haussa les épaules.

Vous savez mentir à Dieu comme à moi. dit-il, en posant le portefeuille sur la table pour avaler un verre d'eau-de-vie;

70 L AVENTURIER

voilà vingt ans que vous meniez... tous les jours... toutes les heures! Mais il ne s'agit pas de cela. Moi aussi j'ai payé bien cher ce portefeuille! Autrefois, pour l'avoir, j'aurais donné une métairie, un moulin, une futaie... mais sont les fermes de l'héritage de Penhoël? sont les beaux champs de mon père? et ses étangs? et ses forêts? Je n'avais plus rien à donner, et pourtant il me fallait ces preuves de ma honte!

Marthe joignit ses mains.

Plus tard, reprit Penhoël en lui imposant silence d'un geste brutal, je vous dirai quel prix j'ai payé ce portefeuille; maintenant, puisque je l'ai acheté, je veux en jouir. Il nous reste une bonne heure pour lire ensemble ces lettres chères. Ah! nous allons bien nous divertir, madame!

La voix de Penhoël éclata sourdement, tandis qu'il prononçait ces dernières paroles. Il était impossible de prévoir le dénouement de cette scène. Comme tous les gens habitués à l'ivresse, Penhoël gardait longtemps un masque de raison et de gravité; mais sous ce masque menteur se cachait une véritable démence.

Il pouvait parler et penser dans une certaine mesure, mais nul frein ne lui restait, et cette froide fantaisie de railler qui le tenait en ce moment ne faisait que retarder l'explosion de sa colère aveugle.

D'ailleurs, il buvait toujours, et la lueur de sens qui éclairait encore sa cervelle troublée allait bientôt s'éteindre.

Marthe était sans défense dans cette maison qui semblait aban- donnée. Elle ne pouvait point fuir. Quand son regard cherchait d'instinct autour d'elle un aide ou un refuge, elle ne voyait que portes closes et hauts lambris pendaient dans leurs cadres antiques les portraits des seigneurs de Penhoël.

La lumière de la lampe, trop faible, ne permettait point de distinguer leurs traits austères, mais Marthe voyait briller çà et là, dans les cadres, les gardes d'or des vieilles épées : car tous les Penhoël avaient servi le roi et chacun d'eux gardait, sur la toile, ses armes de bataille.

Ce n'était pas la mort que redoutait Marthe. Parmi tous ces portraits, perdus à demi dans l'ombre, il y en avait un sur lequel tombaient d'aplomb les rayons de la lampe.

C'était un tout jeune homme, à la figure heureuse et fière. et dont le regard semblait fixé sur Marthe, en ce moment, avec amour.

Ce portrait, placé à côté du sévère visage du commandant de Penhoël, était le dernier de tous.

L AVENTURIER 71

Il représentait les traits de l'aîné de la famille, ce Louis dont le nom s'est trouvé si souvent dans ces pages.

Quand les yeux de Marthe tombaient sur ce noble et beau visage, ils ne pouvaient plus s'en détacher. On eût dit qu'elle attendait alors quelque protection mystérieuse.

René de Penhoël ouvrit le portefeuille. Sa main maladroite et tremblante y chercha un papier pendant quelques secondes. Tandis qu'il cherchait, Marthe baissait la tête.

Penhoël allait lire. Marthe attendait la première phrase de cette lecture comme un coupable redoute le premier mot de son arrêt : car le portefeuille contenait une lettre écrite par elle, et qui pouvait justifier sa condamnation à des yeux prévenus.

Cette lettre lui avait été dérobée par Robert, de Blois.

René avait enfin trouvé ce qu'il cherchait. Marthe entendit le bruit d'un papier qu'on dépliait avec lenteur. Elle n'osait point relever la tête.

Voilà qui vous a procuré de bien doux moments, madame, dit le maître de Penhoël; je veux avoir ma part de votre joie, et nous allons relire cette bonne lettre ensemble.

Il approcha le papier de la lampe et se prit à déchiffrer péni- blement :

« Saint-Denis (île Bourbon), 5 décembre i8o3.

« Mon cher frère... »

Marthe ne fît pas un mouvement, mais une nuance rosée vint à sa joue, tout à l'heure encore si pâle. Ses yeux, qui se relevèrent avec vivacité, peignaient une surprise profonde.

Evidemment, ce n'était point cette lettre qu'elle attendait.

Penhoël ne prenait pas garde et poursuivait : « Mon cher frère,

« Quand cette lettre vous parviendra, notre Marthe sera déjà sans doute depuis longtemps votre femme. Vous serez heureux, mais vous penserez toujours, je le crois, à celui qui souffre loin de vous.

« Vous êtes l'homme qUe j'aime le plus au monde, René; je ne sais pas si j'aurais fait à notre vénéré père le sacrifice que j'ai accompli pour vous. Notre père nous quittait souvent, tandis que vous, René, je vous voyais tous les jours. Quand nous étions enfants, nos deux lits se touchaient; quand nous avons été jeunes gens, peines et plaisirs, nous avons tout partagé.

a Répondez-moi bien vite, mon frère, car le découragement

72 L WENTURIEB

me gagne, loin de ceux que j'aime; il me semble qu'on m'oublie et que je suis seul au monde.

« Donnez-moi des nouvelles du notre père et de notre mère; dites-moi que Marthe est bien heureuse... »

C'était un dur travail pour la vue troublée de Penhoël que de déchiffrer cette écriture fine et incertaine.

En traçant, ces lignes la main de Louis avait tremblé bien souvent.

Marthe écoutait, immobile et retenant son souffle. L'expres- sion de sa physionomie avait changé complètement. Il semblait qu'un rêve fût- venu la bercer. L'angoisse qui contractait ses traits tout à l'heure faisait place à une tristesse douce.

Penhoël était trop occupé pour remarquer cela. Il continuait :

« Je ne sais pas si mon départ vous a surpris, mais je suis bien sûr que vous en aurez éprouvé de la peine : ne m aimiez- vous pas autant que je vous aimais, mon frère ? Si vous n'avez point, deviné mon secret, il faut que je vous le dise, comme je vous ai dit toujours ce que j'avais dans le cœur. Cela vous attristera, René, mais je suis seul et je souffre. Laissez-moi vous confier tout i.ion malheur.

« Et puis notre vénéré père ?e fatiguera de ne plus me voir. Il accusera d'ingratitude le fils sur qui comptait sa vieilesse. René, vous plaiderez ma cause. Vous lui direz que jamais mon amour et mon respect, ne furent plus profonds; vous lui direz tout ce que votre cœur vous dictera, mon frère, car mon secret est pour vous, pour vous seul.

« Et notre mère! Oh! je n'ai plus de courage en songeant à ce que j'ai perdu...

« Parfois, ma pensée franchit la grande mer, si longue à tra- verser; je reviens à Penhoël; je vous revois tous : les cheveux blancs de mon père, ma mère accourant à ma voix, et vous qui tremblez de joie, René; et Marthe, dont les grands veux bleus hésitent entre les pleurs et le sourire... »

Deux larmes coulaient sur les joues de madame. La respira- tion du maître de Penhoël était pénible. On n'eût point mi dire si c'était toujours la colère ou i'ien une émotion nouvelle qui pesait ainsi sur sa poitrine.

Il reprit, poursuivant sa lecture :

« Je n'ai pas vingt-deux ans! Ma vie sera bien longue encore peut-être. Que ferais-je en ce monde? Je n'ai plus de famille; mon avenir est sans but et mon passé n'est qu'un regret amer.

« Mon Dieu! avais-je mesuré mes forces, quand j'ai accompli ce sacrifice!

L WENTURIEIi 70

« Je ne m'en repens pas, mon frère : je vous voyais dépérir et changer, vous dont l'adolescence était naguère si belle; je cherchais à deviner votre mal et un jour, couché dans votre lit vous clouait la fièvre, vous me dites : ,Jc vak mourir, parce que je l'aime...

« Dieu me dicta mon devoir.

(( Vous me devinez, n'est-ce pas? Je vous vois d'ici, René; vous avez des larmes dans les yeux et vous dites : Pauvre frère, il l'aimait donc, lui aussi!... »

René interrompit sa lecture en effet, mais ce fut pour Loire un grand verre d'eau-de-vie. 11 s'endurcissait à plaisir, et I épais sourire qui raillait naguère autour de sa lèvre était revenu. Il y avait de l'horreur dans le regard que Marthe jetait sur lui.

« ... Pauvre frère, il l'aime lui aussi », répéta-t-il comme un enfant qui épelle.

« Car, poursuivait la lettre, quand je vous ai dit en parlant que je ne l'aimais pas, je vous ai trompé, mon frère.

« Je l'aimais... je l'aimais... je l'aime encore, je l'aimerai toujours!

« Et à cause de cela, mon exil doit durer autant (pic ma vie. Je ne reverrai plus la France. Notre père et notre mère mourront sans me donner leur bénédiction. Priez pour moi, René, car je vous ai donné tout mon bonheur. »

Un sanglot souleva la poitrine de Marthe.

Silence! dit le maître de Penhoël sans tourner la tête. Toutes ces belles paroles ne l'ont pas empêché de trahir son frère, madame! Il ment dans cette lettre comme il a menti toute sa vie.

Il n'a jamais menti! murmura Marthe.

Silence! répéta René; contentez- vous donc de voir comme on vous aime! Nous 'n'avons encore employé qu'une dizaine de minutes et j'ai besoin d'être paUent toute une heure! Pleurez, madame, mais pleurez tout bas, au souvenir de celte âme géné- reuse qui a fait de son frère le plus misérable des hommes!

«■ ... Je ne reviendrai pas, continuait encore la lettre, parce que je me crains moi-même. Peut-être n'aurais-je pas ce qu'il faut de force pour supporter la vue de votre bonheur, car vous êtes heureux et vous la rendez heureuse, n'est-ce pas René?

<c Oh! si quelque jour j'apprenais que mon dévouement lui a été fatal!... si j'allais savoir!...

« Mais non, c'est impossible! Je ne veux même pas y arrêter ma pensée; vous êtes noble et bon, René; quant à elle, c'était une

74 l'aventurier

enfant; vous aurez trouvé son âme docile; vous lui avez appris facilement à vous aimer.

« Ne comptant point revoir la France, et n'ayant nul besoin de la part de fortune qui doit me revenir par héritage, je remets mon patrimoine entre vos mains, à la charge pour vous de le rendre intact, sans en rien distraire ni aliéner, aux enfants que Dieu pourra donner à Marthe.

« En cas de mort, je veux et j'entends que celte partie de ma lettre soit regardée comme un testament.

« Et maintenant, adieu, mon frère. Dites à Marthe que je la chéris comme une soeur, afin qu'elle entende au moins prononcer mon nom. Parlez de moi à notre père et à notre mère... et surtout écrivez-moi bien vite, car ma seule consolation est de vous aimer et de penser que vous m'aimez.

« Votre frère, Louis de Penuoel. ».

Marthe avait la tête penchée et des larmes coulaient sur ses mains jointes.

René la regardait avec un sourire cruel.

Voici une longue lettre, dit-il, et nous en avons ici de plus longues. Il frappait sur le portefeuille. Je vous l'ai lue tout entière, parce qu'on procède ainsi quand on juge, madame, mais je sais parfaitement que vous la connaissiez mieux que moi.

Dans la douleur de Marthe, il y avait comme une joie recueil- lie; chacune des paroles d'amour contenues dans la lettre était descendue jusqu'au fond de son cœur. Aux derniers mots de son mari, elle releva la tête et l'interrogea du regard.

Je ne vous comprends pas... murmura-t-elle. René toucha du doigt le papier encore déplié.

Il y a bien des larmes sur cette lettre! dit-il. Je ne sais plus celles qui sont à mon généreux frèic et celles qui sont à vous.

Monsieur, répliqua Marthe, vous ne m'aviez jamais dit que Louis de Penhoël vous eût écrit depuis son départ.

Vous l'aviez apparemment deviné?

C'est la première fois que j'entends parler de cette lettre, monsieur.

L'accent de Marthe était si simple et si vrai, que le maître de Penhoël eut un instant de doute. Le sang lui monta violemment au visage à l'idée d'avoir mis lui-même sous les yeux de Marthe ce message qui devait réveiller tant de souvenirs; mais ce fut l'affaire d'une seconde. Il était prévenu.

l'aventurier 70

Fou que je suis! s'écria-t-il avec son sourire moqueur, je me vois toujours sur le point de vous croire. J'oublie toujours que vous êtes simple et pure à peu près comme il est généreux et dévoué!

Je vous affirme sur l'honneur! commença Marthe.

Sur l'honneur! répéta Penhoël d'un ton rude et insultant; je vous dis que je sais tout, madame! ne prenez plus la peine de feindre. Cette lettre était dans mon secrétaire; elle disparut il y a environ dix-huit mois. C'est vous qui me l'aviez volée.

Au nom du ciel, croyez-moi, René!

A quoi bon mentir! L'homme qui m'a remis ce soir le portefeuille, l'avait pris dans votre chambre... Mais patience! nous n'en avons pas fini avec notre correspondance.

Il tira du portefeuille une seconde lettre, ou plutôt un petit paquet composé de plusieurs feuilles assemblées.

Je ne serais pas étonné, dit-il en l'ouvrant, de vous voir nier aussi votre propre écriture, et dire que vous ne connaissez pas non plus ceci.

A la vue du cahier, Marthe avait couvert son visage de ses mains.

Oh! murmura-l-elle, je le reconnais... ceci est mon seul crime. Que Dieu me punisse si je suis coupable!

iX

l'épée de penhoël

Depuis bien longtemps Penhoël était jaloux. Nous l'avon.- vu autrefois, au milieu de son bonheur tranquille, tourmenté par de vagues soupçons. Dès ce temps-là, il y avait comme un fan- tôme entre lui et Blanche. Il adorait son enfant, mais derrière cet amour, on devinait de sombres inquiétudes.

Et pourtant, à cette époque, le maître de Penhoël respectait sa femme à l'égal d'une sainte.

76 l'aventurier

Ou ne peut pas dire, du reste, que sa jalousie fût absolument sans motifs. Le lecteur a pu deviner, d'après la lettre qui a passé sous ses yeux dans le chapitre précédent, une partie de l'histoire intime de la famille de Penhoël. Les circonstances qui accom- pagnèrent le mariage de Marthe avec René étaient elles-mêmes de nature à laisser toujours un doute au fond du cœur de ce dernier.

Alors que les fils du commandant de Penhoël étaient enfants tous les deux, les rôles qu'ils devaient jouer plus tard se dessi- naient déjà. Louis était le plus fon et le plus intelligent; à cause de cela, il se dévouait toujours et restait victime de sa supé- riorité. On l'aimait mieux, on l'estimait davantage; mais sa géné- rosité renvoyait à René la plus grande part des cadeaux et des caresses.

René profitait et abusait de cette position. Sun caractère était ainsi fait. Entre les deux frères, il y avait eu pendant vingt ans échange d'amitié vraie; mais les sacrifices avaient constamment été du même côté.

Et comme il arrive toujours, l'affection du plus fort pour le plus faible s'était accrue par ces sacrifices mêmes. Tandis que René apprenait à profiter toujours du sacrifice, Louis s'habituait de plus en plus à s'oublier lui-même, saoïs cesse : de sorte que l'égoïsme de l'un grandissait en proportion de l'abnégation de l'autre.

Un jour vint les deux frères se trouvèrent en face de la même femme. C'était une belle jeune fille au cœur aimant il doux, une âme haute, un esprit gracieux, celle qu'on désire pour épouse et qui réalise le beau rêve des premières amours.

Louis eut l'avantage, comme en toute autre circonstancié. Entre lui et son frère le cœur de Martbe ne pouvait point hésiter : il fut aimé.

Impossible de penser que René n'avait point deviné cet amour, et pourtant il joua l'ignorance.

Sa passion était vive et profonde : ce fut son frère qu'il choisit pour confident. Louis me savait pas lequel il aimait le mieux de René ou de Marthe. Un instant il hésita, car il y avait entre lui et la jeune fille un lien mystérieux que nous n'avons point dit encore.

Son cœur saigna. Pendant toute une nuit sans sommeil il pleura sur sa couche brûlante. Le lendemain, avant le jour, il entra doucement dans la chambre de son père et de sa mère et les baisa endormis tous les deux.

11 ne devait pas lès revoir en cette vie.

L AVENTURIER 77

Il quitta le manoir, sans dire adieu à Marthe, après avoir pressé son frère contre son cœur.

Louis de Penhoël avait vingt et un ans quand il fit cela. Ce fut après une nuit de fièvre et en un moment son amitié pour René s'exaltait jusqu'à l'enthousiasme.

En froide morale, Louis de Penhoël, malgré l'héroïsme de son dévouement, commettait une faute grave, car il n'avait plus le droit d'abandonner Marthe.

Mais il avait vu René tout pâle et les larmes aux yeux; René lui avait dit : j'en mourrai I II avait suivi l'élan de son cœur généreux et il avait trouvé dans le premier moment une sorte de jouis- sance douloureuse au fond de ce suprême sacrifice.

Quant à Marthe, c'était une enfant de seize ans. Le lien qui la rattachait à lui eût été sérieux et même indissoluble à tout autre point de vue. Mais ce lien résultait, d'une aventure bizarre et devait être un mystère, dans la pensée de Louis, pour la jeune fille elle-même...

En ceci Louis se trompait.

Il se disait que Marthe l'oublierait. A l'âge qu'elle avait, les impressions ne peuvent être durables. C'était un beau jeune homme que René de Penhoël, et c'était un bon cœur. A la lon- gue, Marthe ne pourrait se défendre de l'aimer.

En cela Louis se trompait encore.

Le lendemain de son départ, avant le lendemain peut-être, lorsque sa fièvre fût passée, il changea sans doute de sentiment. Son action lui apparut ce qu'elle était en réalité, généreuse d'une part, condamnable de l'autre. Mais pouvait-il revenir sur ses pasP

Les jours se passèrent et l'amertume de ses regrets s'envenima, loin de s'adoucir. Il y avait en lui un remords, parce qu'il ne s'était pas sacrifié tout seul. Il y avait surtout une douleur irré- cusable et profonde, parce qu'il sentait son amour grandir, et qu'il comprenait bien que son malheur était de ceux qui ne finissent point.

Il n'avait pas mesuré ses forces; il 'ne savait pas lui-même jusqu'à quel point il aimait.

Nous apprendrons tout à l'heure comment fut vaincue la résistance 4e Marthe, par quel moyen René devint son mari.

Cette répugnance avait été vive et obstinée. Une fois marié, le maître de Penhoël s'en souvint. Les longs refus de la jeune fille, combinés avec l'amour probable qu'elle avait eu pour l'absent, laissèrent dans le cœur de René un fond d'inquiétude indestructible

78 l'aventurier

Trois ans s'étaient écoulés, cependant. L'union de Marthe et de René, après avoir été stérile, promettait un héritier au nom de Penhoël. Le commandant et sa femme étaient morts.

Un soir, René rentrait au manoir après la chasse; on était au commencement de l'hiver et la nuit tombait déjà, bien qu'il fût à peine quatre heures.

En montant le sentier qui menait du passage de Port-Cor- beau au manoir, à travers le taillis, René entendit un pas au- devant de lui dans l'ombre.

Il hâta sa marche, pensant que c'était un hôte qui arrivait à Penhoël.

C'était un hôte, en effet; mais la porte du manoir, qui d'ordi- naire s'ouvrait à tout venant, devait rester fermée pour lui.

L'étranger s'arrêta sous la vieille muraille et René put le rejoindre. Il reconnut en lui l'aîné de Penhoël.

René seul aurait pu dire ce qui se passa en cette circonstance entre lui et son frère. Au bout d'une demi-heure, Louis redes- cendit le sentier qui menait au bac de Port-Corbeau.

Il avait la tête penchée sur sa poitrine.

Avant de passer l'eau, il jeta un dernier regard vers la mai- son de son père et cacha son visage entre ses mains.

Le nom de Marthe tomba de ses lèvres.

Il appela Benoît Haligan, qui ne le reconnut point, parce que le haut collet de son manteau de voyage remontait jusqu'au bord de son chapeau.

Louis avait fait bien des centaines de lieues pour venir visiter son frère- il repassa la mer, et depuis on ne le revit plus.

Marthe donna le jour à l'Ange de Penhoël.

En regardant sa fille, René avait parfois des soupçons.

Mais il avait honte de lui-même lorsqu'il pensait cela; et pendant longtemps, pour calmer ses craintes folles, il lui suffit de contempler un instant la sereine et pure beauté de Marthe.

Les choses furent ainsi jusqu'à ce soir d'orage qui amena au manoir M. de Blois et son domestique Biaise.

Ce fut la ruine et la malédiction de Penhoël. Robert s'insinua dans la confiance du maître et domina bientôt à sa guise cet esprit trop faible pour lui résister. Robert était un homme habile et savait surtout prendre d'assaut le secret le mieux gardé. Dès qu'il devina la jalousie de Penhoël, et ce fut tout de suite, Penhoël fut à lui.

Il s'assit tranquillement dans ce manoir conquis entre te maître, qu'il tenait d'abord par son secret, et qu'il devait tenir

h AVENTURIER -jg

bientôt par la main crochue de Macrocéphale, et madame, dont il s'était fait le confident de vive force.

Personne n'était capable de lui résister.

Penhoël ne l'essaya même pas. Il suivit, dès l'origine, l'ins- tinct de sa faiblesse, prenant pour oreiller les vices qui endorment et qui enivrent.

A de longs intervalles il s'éveillait encore; mais Robert savait faire tourner au profit de son intrigue habile ces rares éclairs d'intelligence et de volonté.

Il laissait échapper des demi-mots et ménageait d'adroites réticences. Le maître était convaincu que Robert avait entre ses mains des preuves de son propre malheur.

Un reste de respect qu'il ne pouvait point secouer, et la cons- cience qu'il avait de sa conduite coupable, lui faisaient garder certains dehors envers Marthe; mais tout au fond de son cœur il y avait une ancienne rancune, et ses torts personnels, au lieu de contre-balancer les griefs qu'il croyait avoir, ne faisaient que les envenimer.

Cependant, malgré toutes ces raisons d'être cruel au moment de la vengeance, pour expliquer la barbarie froide de Penhoël vis-à-vis de sa malheureuse femme, il faut revenir toujours à la faiblesse originelle de son caractère. Ces êtres qui ont un bon fond, comme dit le langage usuel, arrivent, dans de certaines circonstances, à des excès de férocité incroyable. Que rien ne dérange le cours de leur existence, ils atteindront leur dernier jour sans avoir tué une mouche; mais que viennent le désordre, la lutte le courage leur manque, la défaite, en face de laquelle ils se trouvent sans force, vous les verrez tourner le dos lâchement à l'ennemi vainqueur, et chercher autour d'eux quelque victime sur qui décharger leur impuissante rage.

Et alors, point de pitié! ce qu'ils ont souffert, ils veulent le rendre au centuple; ils s'acharnent à leur métier de tourmenteur; ils savourent la torture infligée et se consolent en disant au mar- tyr : C'est toi qui es cause de tout ce qui m'arrive!

Telle était exactement la position de René vis-à-vis de Marthe.

Celle-ci restait dans cet état d'accablement nerveux qui suit l'angoisse trop forte. Dieu clément a posé des bornes au delà des- quelles la douleur humaine n'augmente plus et semble s'en- gourdir. Quand il s'agit de souffrances physiques, le patient tombe dans l'atonie; quand il s'agit de souffrances morales, l'âme s'endort en quelque sorte et perd également la sensibilité.

Marthe, abattue et brisée, ne pensait plus. Ces chocs répétés l'avaient anéantie.

8o l'aventurier

Tout sommeil a ses rêves. Ce qui restait à Marthe de pensées se portait vaguement vers le passé. Un songe confus la ramenait vers les jours de sa jeunesse.

Après tant d'années écoulées le hasard lui apportait, bien tar- divement, hélas! un baume pour la première blessure qui eut fait saigner son cœur.

Jusqu'alors, elle avait cru que Louis l'avait abandonnée pour courir le monde. Elle n'avait jamais eu do ses nouvelles. Tous ceux qui l'entouraient, excepté un pourtant, avaient pris à tâche, dès le principe, de lui enlever toute espérance.

Sauf le bon oncle Jean, la famille entière s'était réunie jadis pour la forcer à devenir la femme de René.

Les premiers mois, Marthe avait espéré fermement, malgré tout ce qui se disait autour d'elle. Louis était la loyauté même, et Marthe le savait engagé d'honneur à revenir. Pour lui enlever son espoir, il fallut le mensonge patient et l'obsession infatigable.

Marthe s'était lassée de combattre; elle avait cédé enfin, mais elle ne s'était jamais résignée.

Il y a des prisons dont les fenêtres, grillées de fer, donnent sur la campagne libre ou sur de beaux jardins en fleurs. Marthe, enchaînée à sa misère accablante, voyait tout à coup l'horizon s'éclairer et s'ouvrir.

Ce bonheur si grand, si complet, d'aimer et d'être aimée, Marthe l'avait eu : on le lui avait dérobé.

Louis ne l'avait point délaissée. La lettre était datée de iSo3, ce qui faisait déjà une longue année d'absence, et la tendresse de Louis semblait s'être accrue encore dans la solitude.

Que de félicités perdues et remplacées par le malheur froid, long, implacable!

Marthe ne se faisait point ce raisonnement tout entier; elle s'arrêtait à. moitié route, au mot bonheur, et son intelligence ébranlée se perdait en quelque douce chimère.

Son visage, derrière le voile que lui faisaient ses deux mains, avait comme un sourire.

René croyait deviner des larmes derrière les deux mains de Marthe, et cela lui plaisait.

Vous ne niez pas, cette fois, madame! disait-il en feuille- tant les pages de la seconde lettre; êtes-vous donc déjà lasse de mentir? J'attendais mieux de vous, sur ma parole! Faites-moi la grâce de m'écouter, je vous prie. Nous ne sommes pas au bout des plaisirs de cette soirée... et ce qui nous reste à lire est de beaucoup le plus intéressant.

Marthe ne répondit point, Penhoël avait beau affecter une

l'aventurier 81

tranquillité railleuse, son ivresse augmentait, sans qu'il s'en aperçut lui-même; sa voix balbutiait, épaisse et lourde. Il y avait des moments ses yeux mornes s'allumaient tout à coup pour jeter un brûlant éclair.

Nous changeons de manière, reprit-il; nous n'avons ici ni date ni suscription; on a écrit cela au jour le jour. On a bien pleuré en l'écrivant. C'est un titre curieux... Attention! je com- mence :

« Voilà vingt fois que je prends la plume, et vingt fois que je déchire ma lettre. Gomment vous exprimer tout ce que j'ai dans le cœur? Comment vous apprendre ce qui s'est passé? Comment vous dire pourquoi j'espère encore en vous, moi qui suis la femme d'un autre!... »

René s'interrompit pour demander :

Avez-vous la bonté de m'écouter, madame? Marthe fit un signe de tête muet.

Ces formes courtoises, employées de temps en temps par Penhoël, dans le but d'aiguiser son sarcasme, manquaient leur effet par un double motif. D'abord, ces coups tombaient sur un corps inerte et presque insensible; ensuite, la raillerie émoussait son dard en passant au travers de son ivresse.

« ...Car je suis mariée, poursuivit-il, j'ai résisté tant que j'ai pu... tant que j'ai gardé une lueur de l'espoir qui me soutenait!

« Mais ils étaient tous contre moi, votre père et votre mère. Il-> me disaient, à moi, pauvre fille, recueillie au manoir dès mon enfance, et vivant de leurs bienfaits, ils me disaient : N etes-vous entrée dans notre maison que pour la perte et le malheur de nos deux fils? Louis est parti à cause de vous, et voici notre René qui se meurt pour vous!

« C'est vrai, mon Dieu! si vous aviez vu René, comme il était changé! Il restait des semaines entières seul dans sa chambre; il ne voulait plus s'asseoir à la table commune. Il parlait de se tuer. Le commandant et madame, qui m'a servi de mère, me disaient les larmes aux yeux : Oh! Marthe! Marthe! sa vie est entre vos mains. Ayez pitié, au nom de Dieu, et gardez-nous notre dernier enfant!

« S'il n'avait fallu que mon sang pour le sauver!... Mais je ne pouvais pas. Vous savez bien que je ne le pouvais pas! »

Les lèvres de René grimacèrent un sourire.

Oh! oui, murmura-t-il, mon généreux frère savait cela, madame! et quand il est revenu, trois ans après, il vous a donné sans doute l'absolution de votre crime!

Revenu? répéta Marthe étonnée.

6

8a l'aventurier

René haussa les épaules.

« Ils me disaient encore, poursuivit-il en repreuant sa lec- ture, que vous a\iez quitté le manoir pour fuir la vue de mes larmes; et comme je ne les croyais pas, ils me dirent une fois que vous étiez mort.

« Pendant sept mois, tout fut inutile. Louis, ma plume se refuse à écrire le motif de ma résistance. Lors même que je n'eusse pas cru à la nouvelle de votre mort, je n'aurais pas pu me marier en ce temps-là...

« Je me trompe, d'ailleurs, en disant que tout le monde était contre moi. Votre oncle Jean et sa femme, qui n'est plus hélas! me soutenaient et m'encourageaient à vous attendre. Sans eux, il m'aurait fallu mourir de douleur et de honte. »

René s'interrompit encore.

Il y avait longtemps que je me doutais de cela! dit-il; notre excellent oncle me trahissait tout en mangeant mon pain; son tour viendra, et je lui garde sa digne récompense.

Avant de continuer, il tourna le bouton de la lampe dont la mèche, déjà trop longue, jetait une flamme haute et fumeuse.

On n'y voit plus! grommela-t-il. C'était le sang qui aveuglait ses yeux.

« ...Si cette lettre parvient jamais entre vos mains, Louis, reprit-il, en faisant pour lire des efforts de plus en plus pénibles, priez pour la femme de Jean de Penhoël, qui a fait pour moi plus que ma propre mère! et si jamais vous revoyez la France, rendez en bienfaits à Jean de Penhoël le dévouement dont il m'a comblée...

« C'est lui qui me console et qui sait le fond de mon cœur; c'est avec lui seul que je puis parler de vous. »

Oh! dit René qui essuya son front en sueur; c'est long, madame, et je ne trouve pas dans tout cela ce que je cherche! Je suis bien sûr de l'avoir lu pourtant, au milieu de vos jérémiades amoureuses. Il est vrai qu'un autre œil plus perçant que le mien me montrait la ligne et la page. Que le diable emporte cette lampe : j'ai beau la monter, on n'y voit plus du tout!

Il but un grand verre pour s'éclaircir la vue.

Allons! poursuivit-il. je saute trois ou quatre pages de pleurs et de sanglots. Nous n'en sommes plus à savoir que vous aimiez mon généreux frère comme une folle. Voyons si j'ai la main heureuse :

« ... Vous avez des devoirs à remplir dont vous ne vous doutez pas, Louis. A Dieu ne plaise qu'un reproche tombe de ma plume pour aller troubler vos joies si vous êtes heureux,

l'aventurier 83

ou accroître vos peines si vous souffrez; mais il faut bien vous le dire : descendez au fond de votre conscience et souvenez-vous. L'exil volontaire n'est permis qu'à celui qui se voit seul au monde, et vous n'êtes pas seul... »

En ai-je trop sauté? s'écria René, qui retourna la page; le diable s'en mêle, je crois! je ne comprends plus. La lampe s'éteint et mon flacon se vide. Ah! si Robert de Blois était pour m'aider!

Comme il tournait les feuillets au hasard, le papier s'échappa de sa main tremblante. Il se baissa pour le ressaisir; les veines de son front se gonflèrent.

Je suis de sang-froid, murmura-t-il; j'ai fait exprès de ne pas boire. Il faut du calme pour juger. Ecoutez, écoutez! Voici bien ce que je cherchais!

« ...Revenez, Louis, je vous en supplie, revenez... » Mais qu'y a-t-il donc ensuite? Oh! oh! l'encre à. blanchi! le papier et l'écriture sont de la même couleur! Et cette lampe du démon!

Il- tourna encore le bouton : le verre lui éclata au visage.

Il se leva furieux.

On ne veut pas que je lise! s'écria-t-il; mais qu'importe tout cela! J'ai vu, de mes yeux! Blanche de Penhoël est sa fille! sa fille, entendez-vous!

Il y avait longtemps que Marthe restait immobile et protégée par son engourdissement inerte. Comme toujours, le nom de Blanche secoua son apathie.

Blanche! répéta-t-elle : vous ne m'avez pas dit encore ce que vous avez fait de ma fille!

Puis elle ajouta en frissonnant :

Est-ce que vous vous seriez vengé sur elle?

Son intelligence s'éveillait. Elle comprenait vaguement que Robert, abusant de l'ivresse de René, lui avait fait voir dans la lettre des choses qui n'y étaient point.

Penhoël était debout et faisait effort pour garder l'équilibre. Ses jambes avinées pouvaient à peine le soutenir. Marthe se laissa glisser, agenouillée, à ses pieds.

Elle est votre fille, murmura-t-elle; oh! René, je vous le jure... au nom de Dieu, ayez pitié de votre enfant!

Son coeur, qui recommençait à battre, avait envoyé un peu de sang à sa joue; ses yeux retrouvaient des larmes; ses grands cheveux blonds, dénoués, inondaient son visage et tombaient jusque sur ses épaules.

René se prit à la contempler tout à coup en silence. Sa physio- nomie changea. Quand il prit enfin la parole, il y avait dans sa voix une émotion triste et presque tendre.

8<4 l'aventurieb

Oh! je sais bien que vous êtes belle! dit-ii. Si vous aviez voulu, nous aurions été bien heureux. Je ne demandais qu'à vous aimer en esclave, Marthe... Vous souvenes-vous! Il y a long- temps!... Mais moi. je n'ai point oublié comme mon cœur battait à votre vue. Oh! non... En ma vie je n'ai aimé que vous, Marthe, et je n'aimerai que vous.

Il se rassit à côté de madame et prit ;i deux mains ses beaux cheveux pour les ramener en arrière.

Vous souvenez-vous, continua-t-il, de mes prières et de mes larmes? Je ne savais pas tout mon malheur, mais je sentais qu'on ne m'aimait pas! Mon Dieu! si la voix de quelque génie m'avait dit : Veux-tu donner ta vie tout entière pour une semaine de bonheur? une semaine pendant laquelle on te rendra tendresse pour tendresse? oh! Marthe, j'aurais donné ma vie!

Marthe baissait les yeux.

Ma fille! dit-elle tout bas; vous ne nie parlez pas de ma fille!

René se leva une seconde foi>, et repoussa son fauteuil, qui roula jusqu'au milieu du salon.

Fou que je suis! secria-t-il, tandis que la colère empour- prait de nouveau la tache ardente qui brûlait au milieu de sa joue pâle : il faut que cette femme me rappelle à moi-môme! Sa fille, n'est-ce pas? poursuivit-il en menaçant du poing le portrait de ?-on frère; sa fille à lui, !e menteur et le lâche!... Pas un mot. madame par le nom de Dieu je ne veux plus vous entendre! Oh! je suis tombé bien bas : le fils de Penhoël est pauvre maintenant comme les mendiants qui viennent chercher l'aumône à la porte du manoir. Le fils de Penhoël n'a plus d'asile. Et ce n'est pas le malheur seulement qui pèse sur sa tête... il y a aussi la honte! Si les gens qui l'ont ruiné n'ont pas pitié de lui, le nom de son père sera traîné dans l'infamie. Et savez- vous qui a poussé René de Penhoël jusqu'au fond de cet abîme? ajouta-t-il en mettant sa main lourde sur l'épaule de Marthe. C'est l'homme qu'il aimait et c'est la femme qu'il adorait; c'est vous, l'épouse coupable, et lui, le frère indigne; je vous dis de ne pas parler : je suis le maître! Vous savez bien que je dis la vérité. Le jour mon sourcil s'est froncé pour la première fois en regardant le berceau de l'Ange, Dieu avait déjà prononcé mon arrêt. C'était mon der- nier espoir qui mourait. Il n'y avait plus rien en mon coeur et il fallait endormir l'angoisse de ma pensée. J'ai cherché l'oubli dans l'ivresse, dans le jeu... Et chaque fois que je commettais une faute, c'est vous, vous, madame, qui étiez la coupable!

l'aventurier 85

Il lâcha l'épaule de Marthe, toujours agenouillée, et fit uu pas vers le portrait de l'aîné de Penhoël.

Vous et lui! reprit-il avec un sauvage élan de colère, lui surtout, le poison de ma vie! lui, le plus lâche des hommes!

Il s'était avancé jusque sous le portrait. Il leva la main et son poing fermé tomba sur la toile, qui se creva, percée à la place du cœur.

René ne se connaissait plus. Il arracha le cadre et le précipita brisé sur le sol; puis il foula aux pieds l'image de son frère, en laissant éclater une joie forcenée.

Le bruit qu'il faisait l'empêcha d'entendre la porte du salon qui s'ouvrait doucement. La lampe, privée de son verre, ne jetait qu'une lueur vacillante et fumeuse. Marthe et René ne virent point qu'une personne se glissait entre les battants de la porte et restait immobile dans l'ombre, à côté de l'entrée.

René trépignait sur la toile souillée et déchirée, l'on n'aurait plus reconnu les traits de son frère.

Marthe le regardait, saisie d'horreur, comme si elle eût assisté à un meurtre.

René s'arrêta enfin, énervé par ce rire épuisant et irrésistible des gens ivres.

Oh! oh! fit-il : le vieux Benoît avait bien dit que je l'assas- sinerais! A votre tour, maintenant, madame!

Il gagna, en se faisant un appui de la muraille, le portrait du vieux commandant de Penhoël. Au-dessous de ce portrait, pendait un trophée d'armes. René y prit une épée.

Il ne riait plus.

Il se découvrit et fit le signe de la croix.

Tout est fini pour nous deux, madame, prononça-t-il d'une voix sourde et résolue. Faites comme moi... dites votre prière.

Il s'appuya sur la garde de l'épée, et ses lèvres remuèrent comme s'il eût récité une oraison.

Marthe se traîna vers lui sur ses genoux.

René, murmurait-elle en étendant ses bras suppliants, je veux bien mourir... et je vous pardonnerai du fond du cœur. Mais, je vous en prie, avant de me tuer, dites-moi ce que vous avez fait de ma fille?

René cessa de prier, et montra du doigt le portefeuille qui était à terre auprès de la table.

Ne vous ai-je pas dit qu'il m'avait fallu payer cela? répliqua-t-il. Je n'avais plus rien. Robert de Blois m'a demandé votre fille en échange de ces papiers... et je la lui ai donnée!

Marthe appuya ses deux mains contre son cœur et poussa un

86 l'aventurier

gémissement faible. Puis elle tomba, privée de sentiment.

Penhoël éprouva du doigt la pointe de son épée.

En ce moment, il se fit un bruit léger du côté de la porte. La personne qui venait d'entrer et qui restait dans l'ombre décro- chait, elle aussi, une des armes suspendues en trophée sous les vieux portraits de famille.

Quelques pas seulement séparaient Marthe évanouie et René de Penhoël.

Celui-ci pencha sa tête sur sa poitrine et marcha vers sa femme en pensant tout haut :

Elle d'abord, moi ensuite!

Dans son accent comme sur son visage, il y avait une déter- mination sombre.

Mais, comme il relevait à la fois la tète pour voir et la main pour frapper, il aperçut un homme entre lui et sa victime.

C'était l'oncle Jean qui avait redressé sa grande taille, courbée par la vieillesse, et qui se tenait debout, l'épée à la main, au-devant de Marthe.

L UEURE DE L EXIL

Dans cet homme, à la pose robuste et fière, qui se dressait, l'épée haute, au-devant de sa femme, René de Penhoël ne reconnut pas d'abord le pauvre oncle Jean. Il était si bien habitué à voir la figure du bon vieillard se pencher, humble et douce, sur sa poitrine! En ce premier moment, il crut presque rêver.

Il recula d'un pas, et agita son épée en avant, comme s'il eût voulu écarter un fantôme.

Son épée rencontra celle de Jean de Penhcël, et rendit ce bruit de fer qui éveille comme le son d'un clairon.

La lumière de la lampe tombait d'aplomb sur le front du

l'aventurier 87

vieillard, couronné par ses cheveux aussi blancs que la neige. Son regard était triste, mais ferme. Au bruit des deux épées qui se choquaient, un fugitif éclair s'était allumé dans sa prunelle.

On voyait à cette heure que Jean de Penhoël, le paisible et bon vieillard, avait porter fièrement autrefois le nom de ses pères.

Un instant René demeura muet à le contempler.

Allez-vous-en! dit-il enfin, et ne me tentez pasl car, si je n'étais pas à l'heure de ma mort, j'aurais avec vous aussi un compte à régler, mon oncle!

Le vieillard garda le silence.

Allez-vous-en! répéta René, dont les doigts se crispaient autour de la poignée de son arme.

L'oncle Jean ne répondit point encore.

Ses grands yeux bleus se fixaient, calmes et résignés, sur la figure décomposée de son neveu.

L'écume venait aux lèvres du maître de Penhoël.

Allez-vous-en! répcta-t-il pour la troisième fois; vous savez bien que cette femme est coupable... et qu'un fils de Penhoël n'a qu'une manière de se faire justicel

Je sais que votre femme est une sainte, répondit enfin l'oncle Jean de sa voix douce et pénétrante, et je sais que mon devoir est d'arrêter la main du fils de Penhoël qui va commettre un lâche assassinat.

René brandit son arme en poussant un rugissement.

Je suis le maître! s'écria-4-il; arrière ou vous êtes mort! Il s'élança. L'oncle Jean resta droit et ferme. Sa main fit un

imperceptible mouvement et l'épée de René tomba sur le plancher.

René la ramassa en blasphémant, et revint à la charge; mais il porta en vain des coups furieux : on eût dit qu'il s'attaquait à un mur de pierre.

L'oncle Jean ne bougeait point. On voyait toujours sa main haute tenir l'épée au-devant de sa poitrine. Il se contentait de parer et ne portait pas un seul coup.

René haletait. Son front ruisselait de sueur. 11 s'appuya bien- tôt, épuisé, à la muraille.

Ah! dit-il en grinçant des dents, ce que vous faites est pour payer les bienfaits de mon père et mes bienfaits à moi, n'est-ce pas, Jean de Penhoël?

Que Dieu me donne l'occasion de mourir pour vous, mon neveu, répliqua le vieillard dont le souffle était toujours égal et tranquille : vous verrez si je suis un ingratl

René, tout en affectant une extrême lassitude, le guettait de

88 l'aventurier

l'œil sournoisement. Quand il crut l'instant favorable, il s'élança d'un bond et lui poussa une furieuse botte en pleine poitrine. L'oncle Jean reçut le choc sans broncher, comme toujours, et l'épée du maître de Penhoël sauta une seconde fois hors de ses mains.

Il voulut se baisser pour la reprendre, mais il avait mis tout ce qu'il lui restait de vigueur dans son dernier élan. Sa tête appe- santie entraîna son corps; il se coucha lourdement sur le plancher, et ne se releva plus.

La fatigue épuisante du combat, l'émotion, l'ivresse arrivée à son comble, se réunissaient pour le clouer au sol, inerte et incapable désormais de faire un mouvement.

L'oncle Jean déposa son épée et passa le revers de sa main sur son front, perlaient quelques gouttes de sueur. Son regard se tourna vers le ciel pour remercier Dieu, puis il s'agenouilla auprès de Marthe, dont il soutint la tête décolorée entre ses mains, qui tremblaient à présent.

Madame recouvrait ses sens. Elle prononça le nom de Blanche, car la mémoire lui revenait en même temps que la vie.

Nous la retrouverons, ma fille, dit l'oncle Jean.

Le regard de Marthe fit le tour de la chambre et resta fixé sur la place vide pendait naguère le portrait de Louis de Penhoël.

Je me souviens! murmura-t-elle. Oh! pourquoi ne m'a-t-il pas tuéel

L'oncle Jean l'attira sur son cœur.

Nous la retrouverons, dit-il encore. Je vous promets que nous la retrouverons!

Il avait de bonnes paroles pour consoler et rendre un espoir qu'il ne gardait point lui-même, car des fenêtres de sa chambre il avait vu Robert emporter son fardeau à travers le jardin et descendre ensuite au grand galop le chemin qui conduisait au bac.

Son premier mouvement avait été de poursuivre le ravisseur, car l'échelle dressée contre la fenêtre de l'Ange lui donnait tout à deviner, mais lorsqu'il atteignit Port-Corbeau, Robert avait déjà passé l'Oust et courait ventre à terre sur la route de Redon.

C'était Robert que Vincent de Penhoël, revenant au manoir, avait rencontré dans le taillis, à la hauteur du bourg de Rains.

Tandis que l'oncle Jean remontait tristement la colline, Vin- cent poussait son cheval de toute sa force. Il avait grande hâte d'arriver. Depuis six mois qu'il était parti, aucune nouvelle du manoir ne lui était parvenue. Tout à l'heure, pendant qu'il tra- versait Redon, ceux qu'il avait interrogés sur Penhoël avaient secoué la tête sans répondre.

l'aventurier 89

Il y avait un endroit dans la ville l'on savait toujours ce qui se passait à Penhoël. Vincent était entré à l'auberge du Mouton couronné, mais depuis le matin l'auberge avait changé de maître : le vieux Géraud et sa femme, ruinés tous deux, s'étaient retirés au port Saint-Nicolas, de l'autre côté de la Vilaine.

Vincent avait dans lame un pressentiment douloureux; mais en même temps, son cœur battait de joie. Quelques minutes encore et il allait revoir l'Ange. Comme elle devait être embellie! Ce brusque retour, que rien n'annonçait allait-il amener un sou- rire autour de sa jolie lèvre ou une larme dans ses grands yeux bleus?

Depuis que Benoît Haligan était trop vieux pour remplir son office de passeur, on avait installé de l'autre côté de l'eau une cloche qui s'entendait jusqu'au manoir.

En descendant de cheval, Vincent courut au poteau : il trouva le bac qui avait servi au passage de Robert.

Au lieu d'agiter la cloche, Vincent sauta dans le bac et fut bientôt sur l'autre bord. Au moment il touchait la rive, la lueur faible qui éclairait toujours, à cette heure, la loge du pauvre Benoît frappa son regard. Il monta en courant le petit sentier et pénétra dans la cabane.

Que Dieu vous bénisse, Penhoël, lui dit Haligan comme il passait le seuil; voilà l'orage qui vient... je le sens aux douleurs de mon pauvre corps.

Y a-t-il du nouveau au manoir? demanda Vincent timi- dement.

Le manoir est debout, mon fils, répliqua Benoît, qui resta immobile, couché sur le dos et les yeux fixés à la charpente fumeuse de sa loge.

Vincent respira.

J'avais peur! murmura-t-il. Puis il ajouta gaiement :

Comment se porte mon bon père?

Ton père se porte comme un homme chassé de sou der- nier asile, répondit Haligan.

Vincent recula stupéfait.

QuoiT s'écria-t-il, Penhoël a chassé mon vieux père!

Mon fils, répliqua le passeur, Penhoël ne peut plus donner d'asile à personne. On l'a chassé lui-même du manoir.

Oh! fit Vincent qui n'en pouvait croire ses oreilles, et madame?

Chassée.

Et mes sœurs?

pO L AVENTURIER

Le vieux Benoît se signa.

Mortes, murmura-t-il.

Mortes! répéta Vincent, qui tomba sur ses genoux; mes sœurs! mes pauvres sœurs! Et Blanche?

Benoît ne répondit point tout de suite.

Penhoël, dit-il enfin, avez-vous rencontré un homme îi cheval sur votre route?

Oui, balbutia Vincent.

Cet homme ne portait-il pas quelque chose entre ses bras?

Oui, dit encore le jeune homme.

Eh bien! reprit Haligan, ce quelque chose, c'était Blan- che, votre cousine!

Vincent poussa un cri déchirant.

Le passeur s'était retourné vers la ruelle de son lit.

Au bout de quelques secondes, Vincent se releva d'un bond, passa de nouveau le bac et remonta sur son cheval.

Il allait à la poursuite du ravisseur de Blanche et ne savait pas même son nom. Le ravisseur revenait en ce moment vers le manoir, au trot paisible de sa monture.

Robert de Blois avait enlevé Blanche pour son propre compte, et à l'insu de Pontalès. C'était le résultat d'une idée fixe qu'il avait. A son sens, Louis de Penhoël était revenu, ou du moins, il ne pouvait manquer de revenir. Les bruits qui couraient à ce sujet dans le pays prenaient chaque jour plus de consistance. On en était à présent aux détails. On disait que l'ainé rapportait des colonies une fortune très considérable. Il y avait des gens pour préciser le chiffre de cette fortune.

Par l'enlèvement de Blanche, Robert pensait se ménager une excellente ressource. Connaissant à fond l'histoire intime de* Penhoël, et sachant les rapports qui avaient existé entre Louis et Marthe, il se disait : Si ce brave homme est véritablement riche, l'Ange pourrait bien être la meilleure part du gâteau. Ma foi, vivent les oncles d'Amérique!

Il aurait bien trouvé un prétexte quelconque d'éloigner madame, mais le hasard lui épargna ce soin. Marthe, qu'il guet- tait depuis la tombée de la nuit., sortit, comme nous l'avons vu, pour se rendre au cimetière de Glénac. Bobert profita de l'occa- sion, et comme la porte était fermée à double tour, il planta une échelle contre la fenêtre et monta à l'assaut.

L'Ange dormait. A son réveil, elle se trouva entre les bras d'un homme dont elle ne voyait point le visage et qui l'empor- tait, enveloppée dans ses couvertures. L'effroi qu'elle ressentit fut trop violent pour sa faiblesse; elle eut à peine le temps de pousser

l'aventurier 91

un cri qui s'étouffa sous la couverture, et perdit connaissance.

Tout semblait favoriser le rapt; mais au moment Robert, chargé de sa proie, mettait le pied dans le jardin, il se trouva face à face avec le maître de Penhoël.

Robert, qui s'était armé à tout hasard, ne songea même pas à faire usage de ses armes. Il y eut entre lui et René une scène courte et caractéristique. René, .»i bas qu'il fut tombé, gardait bien ce qu'il fallait d'énergie pour défendre sa (fille, même contre Robert; mais ce dernier le dominait, pour ainsi dire, par chaque fibre de son être.

Il ne se déconcerta point et répondit à la première question de René en découvrant le visage de Rlanche.

Puis il dit :

Je l'enlève... croyez-moi, Penhoël, cela ne vous regarde pa?.

C'était toucher du premier coup l'endroit malade. Il y avait trois ans que Robert travaillait à envenimer les soupçons qui étaient au fond du cœur de René, la tâche était presque achevée, à peine fallait-il encore une calomnie.

Blanche fut déposée sur un banc de gazon. Robert tira de sa poche le portefeuille contenant les deux lettres que nous avons lues et qu'il avait volées, l'une à Marthe et l'autre à René lui- même.

Il fît semblant de chercher quelques pages et de déchiffrer quelques lignes. Naturellement ii trouvait dans les lettres tout ce qu'il voulait.

Il y trouva, entre autres choses, des phrases improvisées par lui-même et qui se rapportaient à l'apparition de Louis de Penhoël dans le pays, quelques mois avant la naissance de Blanche.

Penhoël ressentait une sorte de joie sauvage à. se convaincre du prétendu crime de sa femme.

Il ne doutait plus.

Robert avait raison. Que lui importait à lui, Penhoël, l'enlè- vement de cette fille!

Il était à moitié ivre déjà. Il mit de la forfanterie à vendre l'enfant pour les deux lettres.

Un cheval attendait ù la grille du jardin. Robert partit ventre à terre, emportant Blanche toujours évanouie dans l'ancien trou de Bibandier, car il ne connaissait pas, dans tout le pays, une maison qui eût ouvert sa porte pour favoriser le rapt d'une fille de Penhoël.

René monta au salon pour lire tout à son aise les lettres con- quises. Il s'applaudissait de son œuvre et triomphait vis-à-vis de

03 L AVENTURIER

lui-même. Au salon, il rencontra maître Protais Lehivain, sur- nommé Macrocéphale, qui l'accueillit avec des salute plus res- pectueux encore qu'à l'ordinaire.

Quand il eut achevé de saluer, Macrocéphale entra en matière en disant que la plus chère passion de sa vie était de se faire hacher en mille pièces pour le service du maître de Penhoël.

En conséquence, il s'était chargé d'un message bien fâcheux, afin d'en adoucir les termes dans la mesure du possible.

Le message de maître Lehivain portait en substance que René de Penhoël avait vendu par acte en due forme, et sous condition de réméré, la terre de son nom à M. le marquis de Pontalès, pour entrer incontinent en jouissance.

Conséquemment, poursuivit Macrocéphale, mon dit sieur de Penhoël ne doit point s'étonner si mon dit sieur de Pontalès lui fait signifier par les présentes... ou plutôt, se reprit l'homme de loi, lui donne poliment à entendre, car je ne suis pas un huissier, Dieu merci! qu'il faut déguerpir et vider les lieux, cela dans le plus bref délai, dont acte.

Penhoël écoutait, la tête haute, l'œil fixe. Il semblait ne point comprendre.

Dans la nuit de la Saint-Louis, Robert et Pontalès, après avoir mis tour à tour en usage auprès de lui les menaces et les pro- messes, avaient enfin frappé le grand coup. On avait exhibé les papiers enlevés par Cyprienne et Diane à maître Lehivain et reconquis par Ribandier. C'étaient des faux : René avait contre- lait l'écriture de son frère et fabriqué de prétendus pouvoirs, à l'effet de vendre le patrimoine indivis. Le véritable instigateur de ces actes criminels était bien maître Protais Lehivain, poussé lui-même par Robert de Pontalès . mais la justice ne connaît que le coupable de fait.

C'était la main de René qui avait tracé les fausses signatures : il dut céder.

Il n'avait plus, désormais, un pouce de terre en sa possession.

Comme monsieur le vicomte peut le penser, reprit Macro- céphale en grimaçant un doucereux sourire, je me suis mis en quatre pour le tirer de là; mais il n'y a plus rien, on ne peut rien faire; mes efforts dévoués n'ont abouti qu'à obtenir un délai convenable.

Quel délai? demanda Penhoël. qui n'avait pas encore pro- noncé une parole!

Grâce à moi, répliqua Macrocéphale, monsieur le vicomte aura une heure pour faite ses petits préparatifs de départ.

René fit un çreste d'indignation.

L'AVENTURIER Ç).i

Permettez! reprit l'homme de loi, je ferai observer res- pectueusement à monsieur le vicomte que le manoir a été vendu avec tout ce qu'il contenait. En conséquence, comme monsieur le vicomte ne peut rien emporter du tout, une heure lui suffira pour arranger ses petites affaires.

Macrocéphalc avait beau prendre un air humble et contrit, la joie méchante qu'il éprouvait à remplir ce message perçail malgré lui sous son masque.

Sortez! dit René.

Que monsieur le vicomte veuille bien me pardonner si je n'obéis à l'instant même, comme c'est mon devoir, mais je n'ai pas achevé ma commission. La personne qui m'envoie vers mon- sieur le vicomte désire le voir s'établir à bonne distance de la commune de Glénac pour éviter la chance de conflits regrettables.. Je suis conséquemment chargé de notifier à monsieur le vicomte que tout fermier de Penhoël ou de Pontalès qui lui ouvrirait la porte de sa maison serait immédiatement congédié. Monsieur le vicomte est trop généreux pour exposer de pauvres diables.

Sortez! répéta Penhoël, dont la patience était évidemment à bout.

Comme ses sourcils s-c fronçaient, maître Leliivain eut peur. Il témoigna une dernière fois son désir de se faire hacher en mille pièces pour le service de monsieur le vicomte et gagna la porte à reculons, en saluant, à chaque pas qu'il faisait, jusqu'à terre.

Il se rendit chez l'oncle Jean pour lui répéter sa notification.

Penhoël, resté seul, demeura un instant anéanti sous le coup qui le frappait. Il avait jusque-là fermé les yeux volontairement pour ne point voir les conséquences de sa ruine. Au bout de quelques minutes, une colère sourde fit place à l'abattement qui l'accablait. Un amer sourire éclaira son visage morne. Il venait de songer à Marthe.

Il se leva.

C'est elle, murmura-t-il, c'est elle qui est cause de tout! Je suis le maître pendant une heure encore, j'ai le temps de me venger.

Ce fut alors qu'il se rendit dans la chambre de Blanche.

Dans le salon, Jean de Penhoël soutenait toujours Marthe qui avait repris ses sens, mais qui restait sous le poids d'un accable- ment insurmontable.

Il faut retrouver des forces, Marthe, disait le vieillard, car vos épreuves ne sont pas finies. Le malheur est descendu sur notre maison. Et quoi qu'ait pu faire René, votre mari, vous devez d'aider, Marthe, et le consoler dans sa détresse.

9/1 l'aventurier

Avant que Jean de Penhoël pût s'expliquer davantage, la pendule sonna onze heures de nuit. Le timbre aigu et sonore sembla produire sur René le même effet que si une main rude avait secoué brusquement son sommeil. 11 fit effort pour se redresser et appuya ses deux mains sur le parquet naguère il s étendait tout de son long.

Onze heures! murmura-t-il sans manifester le moindre sou- venir de ce qui s'était passé. Que devais-je donc faire à onze heures?

L'oncle Jean ne le savait que trop. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais le cœur lui manqua. René regardait tout autour de lui.

Cette salle est bien grande maintenant, murmura-t-il; autrefois, elle paraissait plus petite; alors que nous étions tous ensemble...

Il se prit à compter sur ses doigts avec lenteur.

Vincent, dit-il, Diane et Cyprienne, vos trois enfants, notre oncle; Blanche de Penhoël, Roger, notre fils d'adoption... puis, Robert de Blois, ajouta-t-il en parlant plus bas... pourquoi nous ont-ils quittés tous ensemble?

Il s'interrompit, et son corps eut un frémissement.

Oh! fit-il en un long soupir, voilà que je me rappelle!

Il se leva. Son ivresse récente avait laissé peu de traces. Il y avait en ce moment sur son visage pâli un reste de noblesse.

Je me souviens, reprit-il : c'est l'heure Penhoël doit quitter pour jamais la maison de son père!

Marthe demeurait immobile et froide. Ces émotions tristes, mais calmes, étaient trop au-dessous des angoisses qui l'avaient brisée. L'oncle Jean, au contraire, était affecté profondément.

Je suis bien vieux, pensa-t-il tout haut, et je croyais mourir avant de voir cela. Allons, mon neveu, l'heure est sonnée! Que Dieu vous donne le courage de ce dernier sacrifice!

René fit un pas vers la porte, mais sa tête, qui se dressait avec fierté, se courba de nouveau. Il venait de heurter du pied les débris de ce cadre brisé qui contenait naguère le portrait du fils aîné de Penhoël.

Son regard timide et inquiet glissa jusqu'à Marthe.

Si du moins on m'aimait! prononça-t-il avec désespoir. Marthe se leva enfin et se rapprocha de lui.

René, dit-elle, tant que vous ne me chasserez pas, je res- terai près de vous... et je vous aimerai.

Ce dernier mot tomba de sa bouche avec effort. Elle songeait à sa fille. Elle se tenait, les yeux baissés, auprès de Penhoël, qui la contemplait en silence.

l'aventurier g5

Oh! Marthe! Marthe! murmura-t-il enCn, si vous aviez voulu!...

Il se tourna vers l'oncle Jean et lui montra du doigt les deux épées.

Merci, dit-il seulement.

Puis il se dirigea vers la porte du salon.

Le vieillard et Marthe le suivaient.

Ils traversèrent ensemble le corridor désert. Us descendirent ensemble le grand escalier, personne ne vint croiser leur route.

De plus en plus, le manoir semblait abandonné.

On aurait pu les voir marcher tous les trois en silence le long des allées du jardin.

L'oncle Jean ouvrit la porte qui donnait sur le dehors. Il sortit; Marthe en fit autant. Penhoël hésita au moment de franchir le seuil.

Du courage, mon neveu, dit la douce voix de l'oncle Jean : Dieu aura pitié de nous.

Penhoël mit ses deux mains sur son visage et sortit sans jeter un regard en arrière.

A. peine avait-il passé le seuil, que la porte, poussée par une invisible main, se ferma rudement sur lui.

M. Biaise et Bibandier étaient sortis d'un buisson voisin et riaient, les bons garçons, du meilleur de leur cœur.

XI

LE SOUPER DE PENUOEL

Derrière la porte, Biaise et Bibandier se frottaient les mains de compagnie : comme si nul -drame ne pouvait se jouer en ce monde, sans qu'il y ait à côté la farce honteuse et bouffonne.

Ça n'est pas drôle, tout de même, dit le fossoyeur, de rece- voir congé à une heure pareille!

96 l'aventurier

Et par un diable de temps! ajouta M. Biaise : ils vont être fameusement saucés, les pauvres canards. Quel vent!

Et quelle ondée! il tombe des gouttes larges comme des pièces de six livres! Maintenant que nous leur avons fait la con- duite, mon opinion est qu'il faut aller voir si M. le maire nous a laissé un peu de sa bonne eau-de-vie.

M. le maire! répéta Biaise en ricanant; je retiens son écharpe pour me faire un gilet.

Ils étaient rentrés sous le vestibule du manoir.

Au dehors, Bené, Marthe et l'oncle Jean descendaient la montée.

L'orage, qui menaçait depuis la brune, venait d'éclater enfin avec une soudaine violence, la pluie tombait à torrents.

Ce sera une terrible nuit pour ceux qui n'ont point d'asile! murmura l'oncle Jean. .

Marthe avait la tête nue, ses cheveux se collaient déjà ruis- selant à ses tempes.

Et nous n'avons pas d'asile! dit René.

Parmi les anciens fermiers de Penhoël... commença Marthe.

Il n'y faut pas songer, ma fille, interrompit l'oncle Jean : ceux qui nous chassent n'ont rien oublié. Notre malheur se gagne, et l'hospitalité que nous irions demander à un pauvre homme serait une malédiction pour lui et sa famille.

La pluie et le vent redoublaient; les arbres du taillis étaient trop bas pour offrir la moindre protection. René s'arrêta.

C'est par une nuit semblable, dit-il, que j'ai ouvert les portes du manoir à l'homme qui nous chasse aujourd'hui. Ne trouverai-je donc pas abriter ma tête, moi qui n'ai jamais refusé l'hospitalité à personne... Hormis à un, pourtant! se reprit-il tout bas.

Et. il ajouta en pressant à deux mains son front mouillé :

Oh! mon frère! mon frère! Dieu te venge!

Allons, mon neveu, dit l'oncle Jean, qui secoua son abat- tement et feignit une sorte de gaieté, nous n'en sommes pas là, Dieu merci! C'est un orage à essuyer, voilà tout. La belle affaire pour un chasseur! Au pis aller, nous sommes bien sûrs de trouver un accueil cordial chez notre vieil ami l'aubergiste de Redon.

C'est vrai! dit vivement Penhoël : celui-là nous aime, et il est assez riche pour nourrir Marthe, tandis que j'irai, moi, Dieu sait où.

vous irez, je vous suivrai, Penhoël, répliqua madame. René fit comme s'il n'avait pas entendu.

L AVENTUMER <J7

Il faut que j'aille bien loin, reprit-il; bien loinl car ces gens conservent une arme contre moi, et tant qu'ils me verront à portée de leurs coups, ils frapperont sans pitié ni trêve. Jusqu'à ma mort, voyez-vous, ils auront peur de me voir rentrer dans la maison de mon père!

Et bien ils feront, mon neveu! s'écria le vieil oncle en affectant un espoir qu'il n'avait pas; car Dieu est juste, et vous y rentrerez quelque jour. En attendant, je vois de la lumière dans la loge de Benoît le passeur.. Entrons pour laisser finir l'orage, car la pauvre Marthe est bien faible. J'ai bonne espérance. Quand Marthe sera reposée, nous prendrons le bac et nous irons chez notre ami Géraud, qui est riche et dévoué.

L'oncle Jean marchait maintenant le premier. Il s'engagea dans le petit sentier qui menait à la loge. René le suivait avec répugnance. Depuis plus d'une année il n'avait pas visité le vieux serviteur de son père, qui se mourait dans l'abandon.

Gomme Jean de Penhoël approchait de la cabane, il vit en travers de la porte une masse noire dont il ne distinguait point la forme.

Au bruit de ses pas, la masse noire remua. C'était un homme, assis sur la pierre du seuil, la ^ête entre ses deux mains.

Est-ce toi, vieux Benoît? demanda l'oncle Jean. L'homme releva la tête, et l'oncle Jean put reconnaître la

bonne figure de l'aubergiste de Redon.

Il eut un véritable mouvement de joie et frappa ses mains l'une contre l'autre.

- Avancez, mon neveu! s'écria-l-il; avancez, Marthe! voici justement notre ami Géraud qui va nous tirer d'embarras tout de suite.

L'aubergiste se leva en silence, ôta sa casquette avec respect et se rangea pour laisser l'entrée libre.

Dans le mouvement qu'il fit, la lumière de la résine vint frapper son visage. L'oncle Jean s'arrêta au-devant du seuil, tant il vit de tristesse et de découragement sur les traits du vieil auber- giste.

Benoît Haligan s'était mis sur son séant.

Allumez une autre résine, François Géraud, dit-il. Faites un grand feu dans la cheminée. Ce n'est pas tous les jours que Penhoël vient visiter son serviteur!

Géraud ne bougeait pas. Il regardait d'un œil morne et cons- terné les trois hôtes de la pauvre cabane.

Quand madame entra la dernière, il lui prit la main et la baisa. Il avait des larmes dans les yeux.

98 l'aventurier

C'est donc bien vrai ce que Benoît vient de me dire? mur- mura-t-il d'une voix altérée.

Penhoël tourna vers le grabat un regard plaintif.

Qu'a-t-il dit? demanda l'oncle Jean.

Allumez une autre résine, François Géraud, répéta le passeur. Faites du feu dans la cheminée et trouvez des sièges, afin que nos maîtres soient reçus comme il convient.

Puis il reprit :

J'ai dit que le manoir avait changé de maître, et je donne- rais tout ce qui me reste, sauf l'espoir du salut éternel, pour m'être trompé. J'ai dit que René de Penhoël allait avoir besoin de ceux qui ont mangé ie pain de son père.

Est-ce vrai? balbutia l'aubergiste; ont-ils eu le cœur de vous chasser, vous, Penhoël? et monsieur Jean? et madame?

C'est vrai, dit René.

Et nous avons compté sur vous, ami Géraud... ajouta l'oncle Jean.

L'aubergiste secoua la tête.

J'ai fait ce que j'ai pu, dit-il, comme se parlant à lui-même; maintenant je n'ai plus rien.

Pas même un asile à donner au fils de ton maître! demanda l'oncle Jean dont la voix prit un accent d'amertume.

Pas même un asile à donner au fils de mon maître, répli- qua l'aubergiste : ce matin, les gens de loi sont venus dans mon auberge; ils m'ont mis dehors avec la vieille femme, qui pleurait. Monsieur Jean, elle avait cru mourir dans l'aisance. C'est bien dur, à son âge, d'aller demander l'aumône par les chemins!

René s'était assis sur une escabelle, le plus loin possible du grabat de Benoît.

C'est moi, prononça-t-il à voix basse, c'est encore moi qui suis cause de cela. Depuis deux ans, Géraud m'apportait de l'ar- gent toutes les semaines. Le soir de la Saint-Louis, il me donna encore un sac en me disant : Ceci ne vient pas de moi tout seul, car je suis ruiné, notre maître. J'ai dit aux gens de Glénac et de Bains : Penhoël a besoin d'argent. Et le sac s'est rempli. Et moi, ajouta René, je perdis cela en une seule